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samedi 20 avril 2024
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La noce chez les petits soldats à Russ

Quand ils sont rentrés de la guerre, au village ils n’ont rien raconté. Auguste dans l’armée allemande et Eugène dans l’armée française, tous deux rescapés de Verdun. À Russ on était Vosgien, Français et après 1870, Alsacien, Allemand. En 1919, il ne restait dans leur tête que les morts et peu de mots. Ils retournaient chacun dans sa guerre qu’ils savaient pour les autres impossible à comprendre. Au front, on parlait le dialecte de son village, un peu d’argot des casernes et pour les besoins des ordres et pour monter à l’assaut, le français ou l’allemand.

Auguste et Eugène n’étaient pas frères d’armes, pas question d’être amis, ce n’est qu’au café, il y en avait un tous les 30 mètres, que parfois ils partageaient des canons. Le rouge et le schnaps, la chopine des tranchées, qui coulait aujourd’hui derrière leurs accroche-cœurs, les décorations. Et des médailles, quand on avait survécu au grade d’apprenti-cadavre, le pointu, l’Allemand au casque à pointe, il en avait moins que l’autre, normal, il était le perdant. Capout ! trinquait-on en levant le verre ; moi pas capout, c’était pour demander grâce quand on tombait prisonnier, ne me tuez pas… Personne ne ricanait lorsqu’un combattant faisait un pompier, c’est-à-dire qu’il buvait toute la bouteille au goulot, vite. Vite probablement pour oublier, mais ils n’oubliaient jamais. Ils devaient la vie à des nouveau-nés, les obus qui tombent à vos pieds et qui n’éclatent pas.
Ils se marièrent, pas loin, dans le village même à Russ, en 1926, la même année. Mais pas question d’inviter l’autre à la noce. En 1952, le fils d’Eugène épousa la fille d’Auguste, tu épouses la boche, lui dit-on. Non, j’épouse, ma mie, c’est mon cœur, ma promise. Ils ne disaient pas « parce qu’on s’aime », mais ils étaient amoureux ; ils s’étaient retrouvés loin des yeux du village, sur les bancs de l’école d’instituteurs à Strasbourg. Il fallait un peu de témérité, et le curé de Russ les encouragea, pour monter en procession vers la place des Tilleuls et pénétrer avec les deux papas dans l’église Saint-Étienne. Ils passèrent devant le monument aux morts avec les noms de tous les soldats qu’on disait morts pour la France, même ceux de l’armée du Kaiser. Au restaurant de la Gare, le meilleur du village, où les deux familles allaient partager le repas de mariage, on faisait comme si de rien n’était. Cela faisait déjà 35 ans, et il y avait eu tellement d’autres malheurs depuis. Les deux soldats allaient bientôt être grands-pères.

Ambroise Perrin 

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