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vendredi 19 avril 2024
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Mon nom est personne, la statue d’Obernai

J’ai deux copains à Obernai, Slimane et Yacine, qui m’ont raconté l’histoire de la statue qui a été déboulonnée en Algérie et à nouveau inaugurée au Mont national de leur bonne ville. C’est une histoire pour des historiens, ou des universitaires spécialistes de la décolonisation et des conséquences de la fin de la guerre, que l’on doit écrire après une enquête et une mise en perspective diplomatique. Peut-on 60 années plus tard n’en garder que quelques anecdotes et la raconter comme des souvenirs confus nourrissant les sarcasmes de la question « t’es sûr que c’est vrai ? ». Oui, le cocasse le permet.

Les parents arabes de mes amis faisaient partie de l’équipe d’ouvriers qui travaillaient pour l’armée française, chargés de récupérer les statues des places des villages. Il fallait des grues et bien sûr on laissait sur place les piédestaux avec les noms gravés, puis on transportait l’homme célèbre déboulonné dans les dépôts d’une caserne. Et l’on tentait d’obtenir un passeport pour suivre les Pieds noirs qui avaient encore de la famille en métropole, et trouver ainsi un point de chute. Les rapatriés furent les bienvenus à Obernai. Nous sommes en 1962, la petite communauté qui a quitté l’Algérie aimerait bien récupérer une statue pour l’installer dans cette bonne ville d’accueil. Et pourquoi pas celle du Père Bugeaud, le commandant colonial de l’armée française qui avait combattu, lors d’une attaque en plein sommeil, en portant son bonnet de nuit, ce qui inspira la fameuse chanson :
« as-tu vu la casquette, la casquette, as-tu vu la casquette du père Bugeaud, elle est faite en poils de chameau ». Mais cette statue est déjà réclamée par le village d’Exideuil le lieu de naissance du maréchal Bugeaud. Va donc pour un autre maréchal, Jean-Baptiste Jourdan ! Inauguration officielle le 11 novembre 1969 ! Mais 20 ans plus tard, on s’aperçoit que l’homme de bronze, ce n’est pas lui, mais le général Lazare Carnot! Soit on renvoie la statue, soit on change le nom de la plaque… Mes amis m’ont raconté que sur le navire Le Dives qui ramenait dans la précipitation les statues à Marseille, cela avait été un peu le bazar propice à des confusions. L’important pour ceux qui partaient, et ceux qui voulaient partir avec eux, c’était d’avoir une place sur un bateau pour par exemple rejoindre une ville alsacienne quittée par des aïeux en 1870.

Partir, c’est à la fois une difficile énigme et une dynamique conquête. Il y a souvent quelque chose d’équivoque, on laisse derrière soi un passé insaisissable, souvent avec peu d’éléments pour perpétuer des souvenirs… La statue qui avait quitté le soleil des portes du Sahara pour la neige des pieds des Vosges devenait une chimère ou un spectre comme chez Hamlet. Pour les promeneurs d’Obernai, le grand bronze fantoche refléta une quête identitaire dont la plupart n’avait aucun entendement. La statue donne un peu d’ombre l’été, et sans les mots gravés sur son socle, son nom serait Personne. C’est pour cela aussi que Slimane et Yacine, qui sont nés à Obernai, ont parfois l’impression d’être des illusions en Alsace.

Ambroise Perrin

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