lundi 14 octobre 2024
AccueilCHRONIQUESAmbroise PerrinUne fête et un bébé à Heiligenstein

Une fête et un bébé à Heiligenstein

Deux fois par semaine, de Heiligenstein à Strasbourg, en VSL, véhicule sanitaire léger. Mais le cancer n’est pas léger. De la Fontaine de l’Ours de Hell Genstein, la rue de l’Enfer avec son crabe, jusqu’à l’institut d’Oncologie médicale rue Silbermann, les grandes orgues. Toute la famille se concerte pour elle, la chère maman, si jeune encore, mais on sait qu’elle n’en a plus pour longtemps, peut-être un miracle, mais cela n’arrive pas souvent.

Et puis un jour, elle est si malade, elle dit j’arrête les soins, tant pis, je vais faire une grande fête, inviter tout le monde, c’est le printemps, on dressera des auvents dans le jardin, j’adore le couscous et les côtelettes d’agneau, on invite un orchestre, je veux vous voir danser, je veux tous vous embrasser avant de partir. Est-ce qu’on s’habille en dimanche ou bien en
normal ? Comme si de rien n’était ? On fait semblant pour lui fera plaisir ! On lui fait des cadeaux ? Oui, mais quels cadeaux ? Proust en Pléiade, ou les 4 volumes de la correspondance de Flaubert ? Ce sont des années de lecture ! Un pull, une écharpe ? Un voyage ? C’est impossible, elle est bien trop faible…

Son bonheur, c’est de voir autour d’elle ses enfants, et déjà ses petits-enfants… Elle le dit, elle aimerait bien voir tous ses enfants mariés avant de partir. Alors Emma va lui faire vraiment plaisir, c’est l’aînée, en doctorat de biologie, elle a un copain depuis toujours, mais ils ne sont pas pressés « d’avoir des enfants ». Quand est-ce que vous allez me faire, comme ton frère, une petite fille ou un petit garçon, demande gentiment la mourante. Mais oui maman…

Emma va à la pharmacie acheter un test de grossesse, elle ne peut en parler à personne. La famille se retrouve dimanche pour la fête, c’est dans 3 jours. Elle prend le tram et elle observe les drôles de dames, elle scrute les ventres, elle devine les futures mamans. Pas facile de demander « pourriez-vous me mettre une goutte de pipi sur ce test ? ». Elle essaie d’expliquer, mais aujourd’hui on se méfie de tout, non mais ça va pas, vous êtes folle, vous êtes une névrosée ! Après trois refus, Emma est désemparée, et c’est là qu’un monsieur lui dit, venez chez moi, j’ai compris votre histoire, ma femme est enceinte de 4 mois, venez.

Le dimanche après-midi dans son jardin fleuri d’Heiligenstein, la malade dans une robe écarlate flamboyante contemple sa famille si joyeuse autour d’elle. Chacun à tour de rôle vient lui parler, lui parler d’avenir, de la beauté des choses et des merveilles du monde. La consigne est simple, strictement interdit de pleurer. Emma embrasse sa maman, et lui dit, j’ai un cadeau pour toi. Devant le test de grossesse positif, la future grand-mère laisse couler ses larmes, quel bonheur, c’est magnifique, que je suis contente pour toi ! Tu sais, Emma, si c’est une fille, surtout ne lui donne pas mon nom, nous les mortes, on est faites pour être oubliées, elle ne peut pas porter le nom d’une morte ; sa grand-mère, tu lui raconteras combien elle est partie heureuse, cela suffira pour qu’elle se souvienne de moi.

Ambroise Perrin

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