Mue par cet amour, je cherche par tous les moyens à faire sauter cette France qui nous sépare : ma metteuse en scène est bretonne, mes coiffes alsaciennes sont cousues au Boudoir de Salombo de Loudéac en Bretagne (!) et je mets du caramel au beurre salé sur ma tarte flambée… euh non, quand même pas ! Depuis des années, je prépare ma conquête de l’Ouest, qui vient enfin de se concrétiser, avec Alsacienne d’Origine Contrôlée à La Comédie du Finistère le 14 novembre à Brest (avant de revenir à La Comédie de Rennes le 24 janvier) et ma participation au Festival du rire Ploum-Pudding de Ploumoguer le 15 novembre, jour de mon anniversaire. Et quel plus beau cadeau que d’alsacianiser le Far West ?
La Bretagne est, comme l’Alsace, une terre où les langues se mêlent, avec pour résultat des noms de villages qui feraient un strike au scrabble – même si je trouve que Breuschwickersheim est bien plus facile à dire que les étouffe-chrétiens Plouezoc’h, Plougoumelen ou encore Ploum-Pudding de Ploumoguer. Et je ne sais que penser des villages de Corps-Nuds, La Braguette, Boculé, Plurien ou Pabu – sacré mensonge toponymique tout de même !
Cependant, plus je creuse et plus les similitudes entre nos deux régions s’imposent : on a chacune notre propre langue, notre propre coca et même notre propre variant du covid ! On fait littéralement des gâteaux au beurre, Buderbredele chez nous, Kouign aman chez eux. À chaque spécialité, son équivalent. On a le kelsch, ils ont la marinière. On a la route des vins, ils ont la rue de la Soif. On a la knack bretzel, ils ont la galette saucisse. Le point commun le plus fragrant reste la susceptibilité géographique… qui donne d’autant plus envie aux Français de l’intérieur de nous taquiner à ce sujet. Comment mieux titiller un Alsacien qu’en le prenant pour un Allemand ? Comment mieux titiller un Breton qu’en lui rappelant que le Mont-Saint-Michel est normand ?
Un traumatisme qui confine au déni, puisqu’un Breton n’hésitera pas à contester cette réalité en toute mauvaise foi. Déjà que le Château des Ducs de Bretagne est en Loire-Atlantique, ça commence à bien faire ! Mais qui a besoin de château quand il a de vieux cailloux dans son champ ? Hopla, t’appelles ça un dolmen et t’attires les touristes du monde entier ! Chapeau rond, les Bretons !
Cependant, depuis ma première tournée « De Broadway à Bœrsch » en 2019, j’ai pu constater que l’adage « il n’y a que la France qui nous sépare » vaut pour d’autres régions que la Bretagne. L’Alsace et le Sud-Ouest aussi, il n’y a que la France qui les sépare. Et il aura suffi d’une nuit pour faire sauter cette séparation. Le 1er septembre 1939, quand Hitler envahit la Pologne et que la France décrète l’évacuation massive d’un demi-million d’Alsaciens et de Mosellans vers le Sud-Ouest, avec maxi 30 kilos de bagages chacun (pire que Ryanair). J’ai appris l’existence de cet « exil intérieur » à Agen, où je retourne jouer l’opus 2 de la saga d’une Alsacienne expatriée : 1965 – Mélo, Dolto, Rétro ! du 20 au 22 novembre au Contrepoint Café-Théâtre.
À l’époque, la préfecture du Haut-Rhin s’installe même à Agen, dont la population double quasiment en l’espace d’une nuit. Les autochtones accueillent les exilés dans leurs cabanes au fond du jardin, en les appelant (plus ou moins) affectueusement les « ja ja ». Des liens historiques se forment ainsi, donnant lieu récemment à une convention de partenariat entre le Haut-Rhin et le Lot-et-Garonne. C’est sans doute cette mémoire commune qui explique l’émotion provoquée l’an dernier par la représentation agenaise et première dans le Sud-Ouest de l’opus 1 de ma saga, Alsacienne d’Origine Contrôlée, véritable madeleine de Proust pour descendants d’Alsaciens et alsaciophiles.
Le transit des Alsaciens par cette France des bordures laisse forcément des traces et mon grand plaisir, en jouant ici et là, c’est de récolter ces petits morceaux d’Alsace et de les rassembler façon puzzle. Et parfois j’exploite vilement l’opportunité d’une représentation pour rappeler au public local quelques fondamentaux : non, le foie gras n’a pas été inventé dans le Sud-Ouest, mais au dîner du gouverneur d’Alsace par un Alsacien en 1778, et toc ! Les Bretons ne sont pas en reste.
Certes on se ressemble, mais ce n’est pas pour autant que j’approuve l’appropriation culturelle. J’ai donc aussi profité de mon passage chez les Bretons pour remettre la cigogne au milieu du village : non, Katel n’est pas un nom breton puisque c’est mon nom en alsacien. Non, le mot kouglof n’a pas été piqué à un Breton. Et non, la flammekueche n’est pas une crêpe trop cuite ! À bon entendeur, kenavo !

