Je n’aurais plus pensé à lui s’il n’y avait eu un article de Laurent Gentilhomme paru en avril dernier dans le journal L’Alsace. L’article était axé sur la passion d’un Alsacien des États-Unis pour les Bugatti. « On dirait que c’est le Bernard Kress que je connais », me suis-je dit. Il était bien le jeune homme avec lequel j’avais rendez-vous en août 1999 à San Jose dans la Silicon Valley, au sud de San Francisco, dans cette vallée verte et aérée d’environ 80 kilomètres de long sur 10 kilomètres de large où battait déjà le cœur de l’industrie électronique et technologique américaine. (Le mot silicon vient de silicium, cette particule qui est l’élément essentiel dans la fabrication de microprocesseurs, ces puces dont nous ne pourrions plus nous passer.)
Le rendez-vous avec le « docteur » de Neubourg, issu de l’Université Louis Pasteur de Strasbourg, eut lieu dans la société électronique Aerial Imaging Corporation. Il était alors un scientifique de 32 ans, en chemise blanche et en blue-jean, simple et détendu. Il était déjà une pointure internationale dans le domaine de la micro-électronique et plus précisément des optiques diffractives dont il m’a parlé avec passion m’emmenant dans une salle dite « blanche » qui diffusait de la lumière…jaune, me laissant ébahie devant son discours enthousiaste. En 1997, ses recherches furent sacrées « meilleure thèse française de l’année » en micro-électronique hybride. Sa thèse portait sur « l’optimisation du calcul et de la fabrication d’éléments diffractifs de phase, en vue de leur intégration dans des micro-systèmes ». Il travaillait en free-lance comme consultant indépendant en micro-optique, et menait des missions en divers lieux de la planète : au Japon par exemple où il se rendait souvent pour le travail ou pour répondre à une invitation des académies des sciences de France et du Japon.
Il est venu aux USA en 1997, sans le sou, sans papiers, mais avec des tas d’idées en tête. J’avais 1000 dollars en poche (merci papa maman) et j’ai acheté une voiture à 500 dollars, une vieille Ford avec un hayon arrière pour que les sièges puissent se transformer en lit. C’est dans cette voiture que j’ai vécu et dormi pendant plusieurs semaines, en jouant constamment au chat et à la souris avec les policiers américains, car il est interdit de dormir dans une voiture aux USA. Après cela, j’ai pu m’offrir l’auberge de jeunesse, un vrai lit, mais avec 32 autres gars dans la même chambre : ce fut une expérience très intéressante, surtout sur le plan social pour comprendre les USA. Six mois plus tard, j’ai pu louer un petit studio à Santa Clara à côté de Palo Alto avec des gens simples avec lesquels on arrive à baigner dans l’Amérique profonde, celle qui n’apparaît pas dans les campus aseptisés de Google, Facebook ou Microsoft.
Bernard a donc commencé sa vie aux USA dans l’entrepreneuriat, en étant sans papiers, mais en utilisant une lacune. Il était possible d’ouvrir des entreprises et de monter des financements de “venture capital” sans carte de séjour ou carte de travail. Ouvrir une entreprise aux USA est très facile, ça prend 20 minutes et ça coûte 50 dollars. Il a aussi ouvert quelques start-ups dans des incubateurs dans la Silicon Valley. Notamment à l’incubateur Plug and Play de Sunnyvale avec l’aide de Saeed Amidi, un marchand de tapis persans à Palo Alto, investisseur à ses heures perdues. Il avait son magasin de tapis juste devant l’université de Stanford, et plusieurs étudiants sont passés chez lui dans les années 90 pour louer un petit bureau pas cher situé dans la remise des tapis. L’une des entreprises deviendra Google, l’autre eBay, et la troisième Paypal, toutes les trois étaient encore inconnues à l’époque. Comme aucun de ces étudiants n’avait d’argent, le marchand de tapis a échangé un bureau contre des actions de ses start-ups. Il est devenu multimilliardaire avec ces actions. Mais il a continué à vendre des tapis pour le plaisir, et il a maintenant le plus grand incubateur de start-ups de la Silicon Valley. Il m’a beaucoup aidé, précise Bernard.
Lorsque j’ai rencontré Bernard en 1999, il était célibataire. Entre temps est arrivé Meimei Shin. J’ai rencontré Meimei, la femme de ma vie, en 2004. Elle est d’origine birmane. Ses parents et elle ont échappé de justesse à la junte birmane en 1971 alors qu’elle avait 3 ans. Ils sont arrivés aux USA en tant que réfugiés. Il leur a fallu laisser leurs passeports et payer les militaires pour pouvoir sortir du territoire. Deux jours après, les militaires fermaient définitivement les frontières, et ce pour plusieurs décennies.
Bernard et Meimei ont fêté leur mariage trois fois en 2008 : d’abord aux USA pour l’obtention de la carte verte, une deuxième fois aux USA avec la famille de Meimei (300 personnes toutes venues comme réfugiées aux USA depuis les années 70), et puis en troisième lieu en Alsace, à l’église de Neubourg.
Leurs deux fils, Remy et Sebastien, sont nés en 2009 et 2013. Ils sont des “halfies” comme on les appelle avec tendresse en Californie, moitié Birmans moitiés Alsaciens. Ils sont super mignons et ils ont les deux passeports (US et français), ajoute Bernard. Remy le plus âgé est fan de voitures. Je lui ai montré ma première voiture, une Renault 5 pliée en deux sur l’A4 en 1985 à cause de la rouille, il s’est bien marré. C’est lui qui a choisi les Bugatti et m’a poussé à en acquérir deux. Sebastien (dit Seby), le 2e, est plutôt un artiste qui dessine bien et est fan de Pokemons. Mais tous les deux sont fans de l’Alsace qu’ils visitent deux fois par an avec nous, précise Bernard.
Les Kress sont de retour en ce mois de juin en Alsace. Les habitants du Val-de-Moder revoient évidemment avec joie l’enfant du pays et sa famille alsaco-birmano-américaine.
Simone Morgenthaler
La semaine prochaine, Bernard Kress nous contera ses responsabilités chez Google, ses liens avec l’Alsace.