Jean-Pierre Haeberlin me narra cette anecdote lors de l’été 2001. Je vivais alors avec lui un étonnant carnet de voyage alsacien. Jean-Pierre Haeberlin avait remis à Bernard Reumaux, qui dirigeait la maison d’édition La Nuée Bleue, quarante aquarelles qu’il avait peintes le lundi, jour de fermeture du restaurant, en se rendant avec son chevalet dans les plus beaux endroits d’Alsace où passe l’Ill, depuis sa naissance à Winkel dans le Jura alsacien jusqu’à Gambsheim où elle se jette dans le Rhin.
Ma mission consistait à écrire quarante textes pour ces aquarelles. J’ai proposé à Jean-Pierre de m’emmener sur les divers lieux où il avait peint ces aquarelles. Il se remettait alors d’une maladie et était ravi de pouvoir à nouveau conduire l’auto. Assise à ses côtés, je prenais note de ses récits sur son enfance le long de l’Ill et sur l‘histoire de cette auberge — un simple bistrot créé à la fin du 19e siècle devenu temple de la gastronomie. Je réalisais aussi qu’au lieu d’écrire un livre sur cet homme issu des Arts déco de Strasbourg, je pouvais faire un livre qui en contenait cinq : l’itinéraire d’un peintre, l’histoire d’une famille, celle d’un village de pêcheurs, celle des recettes nées de la rivière, de la flore et de la faune qui s’épanouissent autour de cette rivière. Le livre connut un beau succès.
L’un des plats mythiques créés par Paul est la mousseline de grenouilles, que Marc a d’ailleurs laissée sur la carte. Le roi et la reine de Suède, des habitués de l’Auberge, appréciaient ce mets. Le faire accepter à la reine mère d’Angleterre était tâche plus délicate. C’est bien connu : les Anglais détestent les grenouilles. Lorsqu’ils surnomment les Français frogs (grenouilles), ce n’est pas un compliment.
La reine mère avait fait réserver une table pour le 24 mai 1979. Elle est arrivée chapeautée et portait un habit rose bonbon. La fanfare jouait devant l’Auberge. Une mignonne petite fille l’accueillait en costume alsacien : Laetitia, la fille de Marc.
Jean-Pierre connaissait bien sûr le dégoût des Britanniques pour les batraciens, mais il savait convaincre. Il expliqua à Queen Mum que les grenouilles étaient fraîches, qu’elles avaient été ramassées dans l’Ill par les pêcheurs le matin même. À cette époque-là, au retour de la pêche, les pêcheurs apportaient en cuisine les cuisses nettoyées, joliment alignées sur une baguette de bois. Jean-Pierre expliqua à la reine mère que son frère les accommodait en une mousseline exquise. La reine mère succomba et de plus, apprécia le plat ! De retour à Buckingham, elle raconta l’événement. « In Illhaeusern, I’ve tasted frogs ! ». Les Windsor restèrent bouche bée devant cette narration.
Quelques mois plus tard, le comte Bernard de Nonencourt, patron des Champagnes Laurent-Perrier, invita Jean-Pierre Haeberlin à Reims, à une fête en l’honneur du célèbre amiral Lord Mounbatten, figure connue et influente de la couronne britannique. Cela se passait le 28 juin 1979. Son neveu, Charles, encore prince de Galles à cette époque-là, l’accompagnait. Lorsqu’à la fête chez Laurent-Perrier, Jean-Pierre Haeberlin fut présenté au Prince Charles, celui-ci s’exclama : « My god! Vous êtes l’homme qui a réussi à faire avaler des cuisses de grenouilles à ma grand-mère ! » Jean-Pierre racontait cette anecdote en exultant de joie.
La recette de la fameuse mousseline de grenouilles ne figure pas dans le livre Le long de l‘Ill, aujourd’hui épuisé, car elle est trop complexe à réaliser. Mais s’y trouvent des recettes liées à l’enfance de Jean-Pierre et Paul, comme les cuisses de grenouilles au riesling, la préférée de Jean-Pierre, qui était aussi la préférée de son ami, le peintre Roger Mühl. Lorsque celui-ci revenait du sud de la France, de Mougins, en Alsace, il insistait pour manger ces grenouilles, si possible préparées par Paul. C’est également Paul Haeberlin qui prépara ces cuisses de grenouilles au riesling pour le livre et Marcel Ehrhard les photographia. C’était en 2002. Paul est décédé en 2008, son frère Jean-Pierre en 2014. Marie, l’épouse de Paul, s’est éteinte en 2018. On disait de Marie qu’elle était l’âme de la maison et on la surnommait parfois la reine mère.
Depuis le départ de leurs aînés, Marc et sa sœur Danièle veillent à la destinée de l’Auberge. Leurs enfants, Laetitia, Salomé et Édouard ont pris la relève à leur tour. Bon sang ne saurait mentir. For sure.