dimanche 24 novembre 2024
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Du plus loin de l’oubli, dans la forêt du Struthof

C’est une maison bleue, un peu isolée, il faut marcher dix minutes au sud de Saint-Nabor et traverser le champ du Korisacker. Le vieux monsieur est veuf depuis toujours ; quand il a perdu sa femme, la fillette avait 6 ans, et il est resté tout seul avec elle, là où la neige des Vosges rend l’hiver plus froid et le foehn qui balaye la colline l’été plus chaud.

On les voyait parfois passer les premières années, sur son vieux vélo jusqu’à l’école, elle mettait les pieds dans les sacoches. Plus tard, elle était seule à pied, c’était loin, elle était bonne élève. On disait qu’on l’avait entendu raconter qu’il travaillait parfois comme jardinier à l’abbaye de Truttenhausen et au prieuré de Saint-Gorgon. Mais comme ils n’avaient pas de voisins, personne ne leur parlait. Quand elle épelait Korisacker en classe, elle insistait « avec deux k comme en norvégien». À l’époque où le facteur était toujours le même, il prenait le temps d’un petit verre pour un petit mot sur le pas de la porte. Que des banalités, des petites choses, rien de personnel. Ensuite, on leur a demandé de chercher eux-mêmes le courrier à la Poste, il n’y avait jamais rien. Si on ne voyait personne, on aurait pu se dire qu’ils voyageaient. Personne n’imaginait la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines.

Ce fut, on ne sait plus trop, l’agent de l’électricité ou la camionnette de la gendarmerie ; la porte était entrouverte, tout était vide et sur la table seul le journal intime du vieux monsieur. Des livres étaient ouverts, retournés aux pages qu’il avait recopiées à la plume Sergent-Major. À la première page, « je pourrais avoir écrit le livre que je viens de lire ». Plus loin, « parce que je suis Alsacien, parce que mes parents, parce que la guerre, par-dessus tout je suis seul. Ce n’est pas facile d’écrire le mot solitude. Mais j’ai un ami à Bergen, Tomas Espedal ». Était-il parti chez cet ami dans les fjords ? Là-bas, les maisons aussi sont colorées. Et la jeune fille ? « Elle se réveille. Le jour commence. Je suis heureux, car je ne vais nulle part. Quand elle franchit la porte pour aller à l’école, j’attends déjà son retour. J’attends son retour et un jour, elle téléphonera pour dire qu’elle dort chez une copine ; un jour, elle téléphonera pour dire qu’elle dort chez son copain ; un jour, elle téléphonera pour dire qu’elle va s’installer en ville, qu’elle va vivre dans une autre ville ; je m’y attends ».

À la page suivante du manuscrit : « Tomas raconte pour moi la suite, il est écrivain : je m’attends à être abandonné. Un jour, le téléphone sonnera et elle me dira qu’elle va vivre à l’étranger ; nous ne nous verrons peut-être plus très souvent, nous nous verrons probablement assez rarement, de plus en plus rarement sans doute, elle ne sait pas quand, à Noël peut-être, ou au Nouvel An, mais peut-être pas. Cet été, dira-t-elle ». « J’attends l’été ». Il n’y avait aucune raison de chercher le monsieur dans la forêt de Natzwiller ; par hasard, un promeneur remarqua son corps dans la montée du Struthof, il semblait dormir, il souriait.

Ambroise Perrin

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