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vendredi 19 avril 2024
AccueilCHRONIQUESAmbroise PerrinLe vélo du maillot jaune de Rosenwiller

Le vélo du maillot jaune de Rosenwiller

Je roulais sur la très jolie piste le long de l’ancienne voie ferrée, à la sortie de Rosenwiller. Un vieux monsieur avait mis son antique vélo à l’envers, roues en l’air, et s’affairait avec des outils aux manches en bois. Il semblait sortir d’une photo sépia avec des cuissardes tricotées en laine noire, une peau de chamois qui protégeait le haut de ses cuisses et une sorte de vareuse de couleur vaguement jaune.


Puis-je vous aider ? Il me raconta son histoire. Ce vélo avait presque gagné le Tour de France ! Ce vélo ? Oui, celui-là ! C’était en 1919, la première fois que le Tour passait en Alsace redevenue française. Son grand-père avait alors 17 ans, il avait été au front en 1917 dans la Rheinisches Jäger-Bataillon n°8 de la 7e Armée du Reich. Au retour de la guerre, le soldat allemand devint le forgeron français du village. Un cycliste parut, poussant son engin la fourche brisée, il était très pressé. Il donna son nom, Firmin Lambot. Cela fait 13h qu’il pédale, il a déjà parcouru 320 km depuis Genève, c’est la 12e étape du Tour de France et il doit arriver à Strasbourg le plus vite possible. Et son vélo est cassé. Il est mort de fatigue, de froid et de faim, les organisateurs ont inventé cette année un uniforme publicitaire, un maillot jaune, ils étaient 77 coureurs au départ le 29 juin, ils ne sont plus que 11, mais il y a Eugène Christophe, le Vieux Gaulois, qui va le doubler… Le forgeron écoute, mais ne comprend rien puisqu’il ne parle que l’allemand. Il examine le vélo de Firmin et active le soufflet de la forge. Firmin lui pose la main sur l’épaule et lui dit non, je dois réparer moi-même mon vélo, le règlement interdit de l’aide. L’Alsacien voit le désarroi du cycliste et se dit qu’il y a deux ans, ils étaient peut-être l’un en face de l’autre dans les tranchées.


Il ne peut pas deviner que pendant la guerre, Firmin, qui est belge, s’est tranquillement marié pour vivre des jours heureux. Le coureur tente de parler dans le patois d’Anvers, une sorte de flamand qui résonne un peu comme de l’allemand. Souder sa bécane va lui prendre 2h à la forge. Trop long. Alors il plonge la main dans son gilet de laine et de la poche du dos, coincé sous le boyau de secours, il sort un billet de 100 francs, un peu humide de sueur et soigneusement plié. C’est un mois de salaire. Il tend le billet au jeune homme, et lui dit « tiens, c’est pour toi, regarde c’est beau, il y a en face de la paysanne souriante et dénudée, un forgeron comme toi, avec son tablier de cuir et le marteau sur l’enclume ».


C’est ainsi que Firmin Lambot acheta au forgeron de Rosenwiller son vélo, et laissa le sien cassé dans le village alsacien. Le champion cycliste longea le cimetière juif sur sa nouvelle monture, traversa la Gross Bari, la Grande Colline bordée d’anémones pulsatilles et fonça vers la capitale alsacienne. Luigi Lucotti avait déjà gagné l’étape en 15h 08’ et 42’’. Mais le vélo de Rosenwiller avait des ailes. C’est lui qui remporta les étapes suivantes et ce 27 juillet Firmin Lambot gagna le Tour de France 1919 à Paris ! La bécane du soldat allemand traversa les Champs-Élysées, vainqueur à l’arrivée ! Et moi, cycliste du dimanche en 2022, j’admirais sur le sentier de ce charmant petit village alsacien un monument historique à la gloire du vélo inconnu.

Ambroise Perrin

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