« Je pense que le nazi d’Obernai que vous évoquez dans votre chronique du 8 mai était mon père ». J’écoute la suite du message. « Je suis né en 1940, mon père s’est suicidé en 1946, ce n’étaient pas des remords, mais la peur d’être reconnu et capturé. J’ai grandi à Obernai avec un sentiment d’amour et de haine à l’égard de mon père, pour lequel, très vite, j’ai décelé les mensonges de ma mère, de ma famille, des voisins ». Le message laissait un numéro de téléphone, j’ai rappelé, il m’a dit « mon nom est Karl-Nicklas », et de suite il a ajouté : « j’ai toujours sa photo sur moi. Son corps sans vie, une balle dans la tête, je la regarde tous les jours, pour me souvenir, pour être sûr qu’il est bien mort ». J’ai lu des livres qui relatent de tels témoignages, je lui propose de nous rencontrer, Karl-Niklas me répond, « non, ce n’est pas la peine, je suis fatigué ».
Le vieux monsieur est professeur de philosophie à la retraite depuis plus de 20 ans, il a vécu en Allemagne qu’il déteste et aujourd’hui il possède une petite maison à Niedernai, si Ober c’est supérieur, Nieder c’est un peu caché, c’est derrière, plus petit. Il me raconte qu’adolescent il avait ici comme voisin un peintre japonais qui lui avait donné l’envie de fuir l’Alsace et d’aimer le monde entier. « On allait en famille se promener vers l’Ettenhoezel, je regardais les trois tumulis et je pensais à tous les morts à cause de mon père. Ma mère me racontait qu’une centaine de sorcières avaient habité dans cette forêt, et que tout ça, mon père, c’était peut-être leur faute. » C’est quoi la culpabilité ? « Vous posez la question au fils du nazi alsacien ou au prof de philo allemand ? S’il avait été jugé par un tribunal, on l’aurait condamné pour avoir tué combien d’êtres humains ? Concevoir un passé odieux n’est pas facile, il faut d’abord créer des brèches dans le silence. Je n’ai jamais questionné les historiens locaux d’Obernai, j’ai peut-être manqué de courage civique, je n’ai jamais eu de cesse que de m’enfuir ». Je reprends : « en tant qu’Alsaciens… » mais il m’interrompt, « je distingue quatre notions de culpabilité, la culpabilité criminelle qu’un tribunal condamnera avec de lourdes peines, la culpabilité politique, celle des chefs, et chaque individu a une part de responsabilité dans la manière dont son pays est gouverné, la culpabilité morale, tout acte répond à une conscience individuelle, et ‘Befehl ist Befehl’, ‘un ordre est un ordre’, ne peut jamais avoir de valeur décisive, et la culpabilité métaphysique, parce qu’il doit y avoir une solidarité entre les hommes qui les rend coresponsables de toutes les injustices.» Je reste coi. « Ce sont des bavardages scolaires » enchaîne-il pour signifier de sa voix que je trouve sympathique qu’il ne veut pas en dire plus, et que sortir en ville et rencontrer des gens, aujourd’hui encore c’est difficile pour lui. « Ma famille a toujours nié les crimes de mon père, tenter de comprendre est voué à l’échec ».
Ambroise Perrin