Lorsque l’on entre dans le bureau du patron, on ne rate pas l’aquarium. Dans de l’eau claire, deux gros poissons, des pangas. Drôles de bestioles aquatiques à la chair blanche, tendre et sans arêtes, mais ceux-là ne finiront pas entre deux tranches de pain dans une chaine de fast food, il vit avec depuis plusieurs décennies, ils étaient déjà dans sa chambre chez ses parents. Dans le bocal, pas de sable, pas de plantes, pas de roche. « Leur peau est tellement fine qu’ils se blessent facilement », ajoute-t-il avec tendresse.
C’est peut-être une métaphore de la vie, de sa vie. Une forme de sobriété et une grande sensibilité. Fabien Guillet n’avait jamais réfléchi à ça comme ça. Dans la vie, se sent-il comme un poisson dans l’eau ? Contrairement à son air affable et sympathique au premier abord, a priori, c’est lui qui le dit, il est pessimiste : « Dès l’instant où je suis dans l’écosystème de l’entreprise, je me referme sur moi-même. L’avenir, le climat social, la facturation, les clients, ce sont des sources d’angoisses permanentes. Le monde d’aujourd’hui ne me convient pas. Nous sommes des enfants gâtés, on oublie la chance que l’on a ».
D’entrée, c’est clair comme de l’eau de roche, on a affaire à un homme conscient d’être un privilégié, mais un homme qui côtoie le monde réel, tous les gens, pas une classe de gens en particulier. Question d’éducation. Dans son « enfance merveilleuse », il a été élevé dans le respect du maître, du gendarme, du curé, des parents, du travail.

Son père bossait sept jours sur sept. Il suivra ses pas. Il se souvient qu’à 6 ans, il avait déjà le nez dans le métal, il portait un bleu de travail spécialement taillé à sa taille, il triait les boulons, il balayait l’atelier pendant des heures. Il a travaillé dans l’entreprise familiale pendant les étés de sa jeunesse, mais son rêve était de devenir archéologue ou architecte d’intérieur. Inscrit dans une école privée, il a raté le Brevet des collèges, ses profs l’ont traité de « déchet », de « bon à rien », il finira sous les ponts évidemment. Les eaux troubles de l’adolescence, « forcément ça marque, ça touche ».
Un soir il va voir son père et lui dit qu’il veut devenir chaudronnier métallier. Très surpris par ce changement d’orientation, il lui répond : « Ne t’imagine pas qu’un jour tu vas reprendre la boîte, parce qu’un branleur comme toi, je n’ai pas besoin ».
Il obtient son CAP avec 20/20 et son BEP avec 18/20, il n’est plus un branleur. Il commence à travailler pour l’entreprise en alternance lors d’un bac pro à Wissembourg qu’il obtient, mention bien. Pendant trois ans, il fait un brevet de maîtrise au cours du samedi et à l’usine chez Guillet, il apprend les règles. Il chiffre les devis, le commerce lui plaît, il s’intéresse aux achats, à la qualité, il fait sa place. Guillet génération 2 prend les commandes en 2005.
« C’est pas simple de reprendre une histoire en marche, il faut gagner la confiance des salariés, des fournisseurs, des clients. C’est dur et c’est resté dur pendant quinze ans ».
Ce qu’il a construit, il le respecte comme une pierre précieuse. Il n’oublie jamais d’où il vient. « Le passé, c’est ma caisse à outils », affirme-t-il.
Au fil de l’eau, sa société fabrique un décor de 16 tonnes pour le plus grand casino du monde à Macao, elle rajeunit la Tour Eiffel, elle travaille pour le Futuroscope, le concert de Johnny au Parc des Princes, la gare TGV de Belfort, le Salon de l’automobile à Paris, le concert de Jean-Michel Jarre à la Défense, pour Mars Chocolat France, Mecatherm, Alstom ou Suez. Une holding est créée avec Moving Stage et TractoVigne, d’autres marques du Groupe. C’est une grande réussite.
Mais Fabien Guillet n’est pas le genre de patron bling-bling. Il possède une maison, une voiture, certes une belle voiture, mais il vit simplement. Pour lui, l’argent de l’entreprise est l’argent du collectif. C’est lui le capitaine, mais il s’impose des règles, comme celle de rester dans le bien commun. Il réinvestit tout dans l’outil de production. « À la veille de mes 50 ans, il y a un petit diable qui me dit : tu en prends plein la gueule de partout, tu as vécu beaucoup de déceptions, alors pourquoi pas en profiter un peu plus en profitant plus de la vie. Je peux comprendre certains dirigeants qui se comportent comme des sportifs de haut niveau ».
Mais il reste droit dans ses bottes, à la pêche comme dans son usine. Il est fier de ses salariés, de ses fidèles qui sont là depuis plus de vingt ans, « il y en a beaucoup, ils transmettent leur savoir-faire. Il faut les protéger, ce sont des pépites ». Le patron cherche l’équilibre. Faire des concessions ne va jamais dans un seul sens.

L’entrepreneur de l’année
Ses nuits sont courtes, dès la douche du matin, il pense au carnet de commandes à faible visibilité, aux investissements. Il faut anticiper, regarder devant. Dans ce contexte, jouir de l’instant présent ne coule pas de source, mais c’est son quotidien de chef d’entreprise et sans doute aussi ce qui explique que cette entreprise navigue dans les eaux douces du succès : « J’ai passé dix ans à consolider la trésorerie, si l’on vit encore aujourd’hui, c’est grâce à cela. Mais ma mission, c’est comment transmettre.
Comment je passe le témoin ? Je suis prêt. Nous avons une taille critique, et notre famille n’est que la deuxième génération. Certes, nous avons la chance d’exister, nous avons des enfants, mais on n’a pas la pression de la transmission à tout prix. Et puis, rester une entreprise indépendante et familiale, c’est peut-être un danger », analyse l’entrepreneur de l’année 2025. Ce prix remis par le Groupe Ebra (Les DNA et L’Alsace) est en grande partie le résultat du triomphe des JO, car Guillet a surfé sur la vague ou plutôt sur la vasque qui transportait la flamme au cœur de la fontaine des Tuileries.
Guillet a réalisé l’habillage extérieur couleur champagne et les structures principales de la partie basse d’environ 40 m de diamètre de panneaux en tôle de cette structure dont tout le monde a parlé : « C’est un souvenir extraordinaire qui a marqué nos vies, ma vie, l’histoire de l’entreprise. On a travaillé jour et nuit, avec une trentaine de salariés pendant deux mois et demi, sinon la flamme ne serait jamais montée. C’est une grande fierté, mais ce trophée de l’entrepreneur de l’année, comme celui de la PME de l’année Grand Est de BFM/RMC, appartient à toute l’équipe, il y a un mec qui a marqué le but, mais c’est l’équipe qui a gagné » ,estime celui qui a tenu ce projet secret.
Pour conserver sa confidentialité, il a été éclaté sur trois sites, personne ne savait vraiment sur quoi il travaillait : « J’ai gardé toutes les émotions pour moi jusqu’au dernier moment, même ma famille ne savait pas. Le 26 juillet 2024, lorsque j’ai vu à la télé l’accomplissement de notre travail, avec cette musique qui m’a mis les poils, lorsque la montgolfière est montée dans le ciel de Paris devant le monde entier, j’en ai chialé. C’est le plus beau moment de ma vie pro ».
Le succès a été tel que le spectacle est prolongé chaque été jusqu’aux JO de Los Angeles. À la manœuvre, la même équipe, notamment la PME alsacienne : « Il a fallu tout refaire. Il n’y a pas une pièce qui soit identique à l’année dernière », explique encore Fabien Guillet transcendé par le phénomène : « Quand j’en parle, les gens n’y croient pas, ils me prennent pour un mythomane. Alors que j’étais anti réseaux sociaux, je poste des photos sur LinkedIn. J’arrive à transmettre mes émotions, je les crie au monde, j’exprime ce que je ressens ». Depuis les JO, quelque chose a changé, dans notre monde de requins, Fabien Guillet est sorti de sa bulle.
En chiffres :
140 salariés, 21 millions de chiffre d’affaires. Elle fait partie de la Holding familiale JFG-GUILLET Groupe (250 salariés 35 millions de CA).


