C’est une histoire pleine de regrets, on la dirait inventée, elle est banale comme la lumière de la nuit qui tombe le jour où l’on a pris une décision pour la vie. Personne ne peut dire que cette histoire est triste. À vous aussi, cela pourrait arriver, et ce jour-là, vous diriez « finalement, j’ai fait le bon choix ». Cela se passe à Gertwiller, là où les Américains sont arrivés en même temps qu’à Barr le 28 novembre 1944 ; les Allemands sont en embuscade avec des nids de mitrailleuses, les combats sont parfois au corps-à-corps sans savoir de quel côté on vous tire dessus. Et ils sont terribles. La population se cache, les gens savent que ce sont les libérateurs qui se battent. Dans les maisons, il y a déjà des morts. Mathilde, une jeune maman, se terre avec une petite fille de 4 ans. Le papa est un Alsacien allemand qui est parti au front le 22 juin 1941 conquérir le Lebensraum. Elle n’a jamais eu de nouvelles.
Les tireurs d’élite allemands font d’impitoyables cartons, 90 soldats américains sont tués et 13 tanks détruits. Des deux côtés, des blessés et des prisonniers. La compagnie US des lieutenants Robert Wheeler et John S. Walton a ordre de se replier et de contourner Barr pour maintenir l’offensive vers Obernai. On abandonne les chars en feu, les blessés, les morts, les disparus. Le Tec 5 Johnny, qui avait été envoyé en reconnaissance et qu’on n’avait pas revu, arrive le lendemain après avoir rampé, blessé, pour traverser tout le village. Il se réfugie dans la maison de Mathilde. Et la première chose qu’il demande, c’est une cigarette. Les habitants soignent les blessés, certains soldats américains parlent allemand, leurs parents avaient fui l’Allemagne en 1933. Les enfants vont déposer des fleurs sur les cadavres des soldats, on entend encore des explosions. Johnny survit et se remet peu à peu, Mathilde tombe amoureuse du courageux soldat. Quand elle est enceinte, Johnny lui propose de partir avec elle en Amérique, il ira dans un hôpital à Camp Phillips à Salina. Il aura une place sur un bateau, mais non, il reste à Gertwiller. Quand la petite Mary nait, il supplie Mathilde de rentrer avec lui, il adoptera sa Gretel de 4 ans, la vie est belle dans le Kansas, Mathilde dit oui, peut-être, pourquoi pas ; sa maman répète « Vas-y, tu feras des études d’infirmière ! ». Et puis le Karl est revenu, il avait réussi à s’échapper d’un camp de prisonniers en Russie, il a traversé toute l’Allemagne à pied. Personne ne l’a reconnu, il ne disait rien. À Mathilde, il a souri, elle a compris qu’il disait « Je suis rentré pour toi ». Elle a voulu dire à Karl qu’elle partait en Amérique. Elle est restée.
Aujourd’hui la petite Mary est une vieille dame, elle a été infirmière. Quand elle a pris sa retraite il y a 20 ans, elle a cherché les traces de son papa. Et elle l’a trouvé tout de suite grâce à un cercle de généalogie et aux archives de la US Army sur internet. Chaque année, Mary l’Alsacienne est fière de prendre l’avion pour l’Amérique, elle va rendre visite à son autre sœur qui vit au bord de la rivière Mississippi.
Ambroise Perrin