samedi 27 avril 2024
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Un lit pour De Gaulle à Grendelbruch 

Pendant un demi-siècle, les mariés de l’arrondissement de Molsheim envièrent au village de Grendelbruch le menuisier Eugène Poirot. Pour une somme relativement modique, il sciait, frappait, rabotait, tarabiscotait, usait du vilebrequin et de la défonceuse, affleurait, chantournageait, bornoyait et patinait les planches qu’il allait assembler pour monter la chambre à coucher en merisier ou en chêne que les époux allaient conserver toute leur vie. Eugène Poirot était vosgien, de Rochesson, de l’autre côté de la montagne ; il avait épousé une Alsacienne en ayant survécu à la Grande guerre, une boche avait-on dit chez lui, et il s’était alors exilé dans cette commune au milieu de la forêt où l’on évoquait encore la guerre des paysans de 1525. 

Ses clients travaillaient à la filature ou à la papèterie, et avaient toujours énormément de respect pour cet artisan qui, pendant la Seconde Guerre, avait organisé avec ses amis bûcherons l’accueil des résistants alsaciens dans le chalet des Grosskost. En ces premiers jours de novembre 1959, pas vraiment retraité, mais aimant toujours son canon de rouge, voilà qu’accoudé au bar du Crapaud il voit s’arrêter une DS noire rutilante. On cherche Poirot, l’ébéniste ? C’est moi répond Eugène ! Pourriez-vous construire dans la semaine un lit de 2,20 m de long ? Le fonctionnaire explique qu’il vient de la part du Préfet Maurice Cuttoli, que c’est le député-maire de Strasbourg Pierre Pflimlin qui a mentionné son nom, car il possède et aime beaucoup un buffet avec de jolis rideaux en vichy rose de sa construction, et que l’affaire est confidentielle et bien payée.  Le président de la République, le Général de Gaulle, va passer quatre jours en Alsace du 19 au 22 novembre prochain, une tournée épuisante de 82 villes et villages, et la nuit il lui faudra un bon sommeil et par conséquent un excellent lit pour reposer ses 1,93m… Mais il faut deux mois pour fignoler un tel chef-d’œuvre ! Vous avez dix jours ! 

En bon patriote, Poirot releva le défi, la tournée du Général fut triomphale avec 17 discours, Poirot vint l’applaudir à Erstein lorsqu’il prit l’autorail pour Wissembourg et quand le dernier jour, à Molsheim, de Gaulle prit congé de l’Alsace, on lui présenta l’ange de ses nuits. Charles de Gaulle prit Eugène Poirot à part, il voulait tout connaître de son beau métier, le choix des essences, les petites sculptures au couteau, les vernis, les assemblages des tenons, des chevilles et des lamelles qui font que rien ne grince lorsque l’on se retourne la nuit… Vous savez Poirot, j’emmène votre lit à l’Élysée ! Venez me voir à l’occasion !   

Ambroise Perrin

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