jeudi 21 novembre 2024
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Thomas Riegert – Torréfacteur, une vie et bien plus

Que fait le patron des Cafés Reck le matin à peine les yeux ouverts ? Il ne boit pas un café, mais trois. Une douche chaude, puis glacée « faut y aller cash, tu restes en dessous, tu contractes les muscles et t’es réveillé ».
Comme avec le café, le sang froid. Thomas Riegert démarre plein gaz. Il arrive au bureau, trois autres cafés. Avant dix heures, encore trois. Il carbure à l’expresso, entre dix et quinze par jour. Normal quand on les sélectionne, quand on les fabrique. Petit, il rêvait de semi-remorques avec le logo Reck dessus. Il a toujours rêvé de ça. On parlera des choses bien faites.

L’entreprise de Thomas Riegert a 140 ans. À l’origine, elle faisait des produits coloniaux, épices, cigares, thé, chocolat et bien sûr du café. Elle n’a jamais arrêté. L’homme d’affaires parcourt la planète, c’est son travail, sa raison professionnelle de vivre. Il va dans les pays producteurs, des territoires de sélections d’origine, des terres de café. L’Afrique de l’Est, les terroirs éthiopiens, le Kenya, l’Amérique centrale, Mexique, Honduras, Nicaragua, Guatemala, Costa Rica, Amérique du Sud, la Colombie, Brésil, Pérou, la liste est longue. Il y trouve les belles choses. Pour réduire son bilan carbone, il voyage moins souvent, mais plus longtemps. Il prend son temps. Il revient plus riche de rencontres et d’ouverture, de quoi remplir des albums photos et cette petite pièce à côté de son bureau. Elle sent les vieux souvenirs. On y trouve de tout, des articles de pub, des accessoires des années 60, une caisse en bois, de vieilles boîtes des années 70, des modèles de tasses, des tableaux, des photos de l’usine à l’origine. C’est un musée bordélique, mais Thomas sait où se trouve le carnet de voyage de son grand-père de 1935 rempli au Brésil (photo). L’histoire commence plus tôt, au 16e siècle, lorsqu’une famille autrichienne du Tyrol s’installe en Alsace. Histoire de départs et de retours, Thomas est « terriblement alsacien » : « Je suis parti des centaines de fois, mais j’ai toujours un immense besoin à revenir. Je resterai ici toute ma vie ».

Les femmes dans sa vie

Un café plus tard, on reparle du monde : « Il est tellement beau », pose-t-il avec sa voix arrondie par l’arabica : « Partout où je vais, on trouve des choses communes à l’ensemble de l’Humanité : des poulets, des croyances mais pas les mêmes dieux et l’amour maternel ».

Parlons des femmes justement. À l’adolescence, le divorce de ses parents marque une rupture, Thomas est le seul garçon à la maison. Son rapport au monde en est changé. Sa grand-mère, sa mère, deux femmes actives, sa sœur et trois autres qui s’occupent des tâches quotidiennes, six femmes, et lui. La tendresse plus que le cadre, l’écoute plus que la limite. Il est « plus sensible aux signaux faibles. Élevé par des femmes, tu regardes des choses que les autres ne regardent pas, c’est très structurant », dit-il.

Le modèle, c’est sa grand-mère. Elle dirigeait la marque. Ils étaient proches, ils regardaient de la même manière. Leur complicité, c’est son héritage. Elle disait que le pouvoir ne se donne pas, mais qu’il se prend. Le café coule dans les veines de Thomas. Très tôt, il fait tous les postes de l’entreprise, du balai au costume de patron, il gravit les échelons et il prend le pouvoir : « Il y a un côté vie éternelle dans la transmission, il reste des choses des générations précédentes, la culture familiale est entrée dans la culture d’entreprise, ce qui fait une identité ».

Fan de l’histoire des industries, il achète beaucoup d’ouvrages sur le sujet. Sa dernière acquisition est le livre d’or du commerce du Bas-Rhin de 1925 qui raconte la Brasserie Perle, la famille Herrenschmidt des tanneurs au Wacken à Strasbourg, la famille Ungerer pour l’Horloge astronomique de la cathédrale. Lui aussi construit l’histoire de son entreprise, l’histoire des hommes et des femmes qui prennent le même chemin, sur le même territoire.

Deux cafés plus tard, nous sommes devant sa bibliothèque. Il prend le temps de lire un livre par semaine, des romans, des BD, un texte sur la boulangerie (ses arrière-grands-parents maternels étaient boulangers), il est dans la catégorie des grands lecteurs : « C’est le complexe de celui qui n’a pas fait d’études. Pour gagner du temps et travailler le plus tôt possible, les journées où je devais passer les épreuves du Bac, je me suis posé sur un banc du Palais de l’empereur, Place de la République ».

Trois cafés plus tard, on entame une deuxième heure ensemble, il parle de ses moteurs : la volonté, la force de travail, la curiosité. Il observe le monde qui change et s’adapte :
« La vie d’un chef d’entreprise est faite de doutes, de trouilles au ventre, les grandes joies passent très vite ». Alors vient le moment des confidences : il était dyslexique, un terrain commun sur lequel nous passons plusieurs minutes. « On se reconnaît entre dyslexiques, je ne sais pas. On est vigilant, avec les autres, les formulations. Mais mon petit problème de dys, c’est de la rigolade à côté du handicap de certains ». Peut-être Thomas. Peut-être !
On ne mesure jamais la souffrance de l’autre, et puis chacun se démerde avec ce qu’il a, ou ce qu’il n’a pas. Lui, il est attentif aux différences. Dans la partie production de son usine, 20% des travailleurs sont handicapés, et depuis trois ans il est embarqué dans l’aventure des Cafés joyeux, une marque couleur jaune, des endroits qui ont pour mission d’insérer des travailleurs handicapés ; comme lui ils servent le café avec le cœur. Thomas apparaît dans la série documentaire produite par Nacash et Tolédano, les réalisateurs d’Intouchable, L’épopée joyeuse, sur Canal Plus, épisode 6 : « Le fondateur Yann Bucaille-Lanrezac a voulu montrer notre travail. Des cafés ouvrent partout dans le monde, en Belgique, au Portugal, à New York récemment. En France, les Joyeux, c’est presque 200 CDI en insertion. C’est une idée géniale. On répond à cette question : comment on fait ce tout petit geste qui ne coûte pas grand-chose pour aider les gens en situation difficile ? ». Pour le film, il a tourné en Colombie, on y voit son travail pour les engager en CDI loin d’ici, même s’il faut lutter contre les croyances et les malédictions d’un Dieu qui punit : « C’est un monde très macho, les mecs ont des guns dans les boîtes à gants, le handicap est un signe de faiblesse… En faisant ce que l’on fait, on a une responsabilité ».

Quatre cafés plus tard, on évoque le sens de tout ça, son amour des choses bien faites, les valeurs transmises aux cinquante collaborateurs de l’entreprise. Bientôt plus ? Mais piano. La croissance est maîtrisée : « On a ouvert à Saint-Barth, au Mexique, on vend des produits aux États-Unis. On va agrandir et ajouter 2500 m2 de bâtiments. On travaille avec la gastronomie alsacienne, avec des chefs alsaciens, mais aussi français. On fait du café grain, moulu et capsule, de beaux cafés, de belles choses qui ont du goût, avec de l’amour et de la passion dedans, sans aucun doute ». Un amour et une passion qui se retrouvent dans sa banque d’images ; 40 000 images de photographes professionnels faites pendant ses voyages couleur café. Les plus belles seront bientôt regroupées dans un beau livre de 400 pages. Thomas Riegert voit toujours les choses en grand, en beau.

Cinq cafés plus tard, on termine par ma séance photo. Il parle encore des objets qui l’entourent, il raconte les histoires. Et je repars avec des capsules Reck pour trois mois, un skate-board logoté et un rendez-vous au 8 rue de la Mésange, l’une des plus vieilles boutiques de Strasbourg que sa famille a ouvert en 1884, pour un autre café un autre jour forcément joyeux.

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