C’était en octobre, il y a une quinzaine d’années. Après mon émission à la radio, je faisais ce parcours quotidien pour rentrer à vélo. Il était 13h30. Des adolescents marchaient à pied sur la piste cyclable pour retourner au collège Hans Arp. Lorsque je les ai dépassés, j’ai senti qu’on lançait sur moi des marrons d’Inde qui atteignaient le dos et les jambes et qui, en tombant au sol, faisaient des ricochets.
J’ai trouvé injuste d’être dérangée dans ma quiétude et j’ai fait demi-tour pour pédaler vers ces adolescents. L’un d’entre eux se détacha du groupe et se mit à courir. C’était sans doute le lanceur de marrons. Les autres, pour le protéger, me barrèrent la route. Ils m’entourèrent en hurlant du mieux qu’ils pouvaient, en un brouhaha inaudible duquel ressortait ces mots : « Partez, partez vite, partez tout de suite, ici vous êtes en grand danger, Madame ». Je leur ai dit que j’avais le droit d’être sur cette piste comme eux et que, n’ayant dérangé personne, je n’avais pas à être attaquée. Ils ont continué à crier. C’était comme s’ils aboyaient pour faire fuir l’ennemi que je n’étais pas.
« J’ai trouvé injuste
d’être dérangée dans ma quiétude et j’ai fait demi-tour pour pédaler vers ces adolescents. »
Je leur ai dit : « Qu’ai-je fait pour que vous m’agressiez ? Comment réagiriez-vous si c’était votre maman qui était à ma place ? Trouveriez-vous normal qu’on l’agresse ? Avez-vous pensé qu’un marron jeté avec puissance contre la tempe d’une personne peut la tuer ? »
Ils ont cessé de crier. L’un d’eux me demanda quel métier j’exerçais. Je lui ai répondu que j‘étais journaliste et que j’écrivais des livres. Il m’a dit que, justement, il aimerait écrire des livres et qu’il se demandait comment y arriver.
– Il faut aimer la langue, la maîtriser le mieux possible, lui ai-je dit. Il faut avoir envie de lire, d’écrire, il faut écouter son cœur et aller vers ce qu’on aime. Ce n’est pas compliqué : lorsqu’on a réellement envie de concrétiser une idée, on trouve les moyens d’y parvenir. Tu as de bonnes notes en français ?
– Oui.
– Alors, pour te parfaire, écris chaque jour. Écris, sur tout et sur rien. Raconte des fragments de ta journée. Entraîne ta plume. Apprivoise-la.
Il m’a dit « merci ». J’ai enfourché le vélo et j’ai repris la route. Je me suis retournée pour regarder le groupe marcher vers le collège avec le cartable sur le dos, en silence.
Chaque année, en octobre, lorsque tombent les marrons d’Inde, je repense au garçon de la cité qui rêvait de devenir écrivain. Je ne sais pas son nom ni son prénom. Je ne sais pas s’il a atteint son but. Je rêverais d’apprendre qu’aujourd’hui, à la trentaine, il enseigne le français, ou la littérature, ou qu’il vit de sa plume.
Comment le savoir ? Peut-être lira-t-il ce texte et s’y reconnaîtra. Peut-être prendra-t-il contact par le biais du journal ? J’aimerais cette trame d’un adolescent devenu un « frère d’écriture » parce qu’un de ses copains m’a bombardée de marrons d’Inde. Un mal se serait transmuté en bien. De quelle meilleure alchimie rêver ?