Le 21 octobre 1940, la semaine commence bien, cela fait plus d’un an que j’ai quitté l’Alsace, les réfugiés de Wissembourg étaient au Dorat, ma famille est rentrée à la maison. Je suis chef du service départemental de contrôle des prix de la Haute-Vienne, et notre tâche est de gérer les dénonciations de marché noir. Le directeur général Jean de Sailly, inspecteur des finances à Vichy, insiste pour qu’il y ait une enquête à chaque lettre, ce qui est totalement irréalisable, trop de dénonciations sans fiabilité et évolution de la politique de répression.
Les Juifs aux activités commerciales « louches » seraient les principaux profiteurs du marché noir. Mon enquête montre que ces familles juives, des commerçants alsaciens qui ne sont pas retournés dans leurs villes annexées par l’Allemagne, ne bénéficient ni de cartes ni de tickets de rationnement. Avec autorisation préfectorale, ils vendent leurs marchandises ramenées d’Alsace, dernière ressource pour gagner un peu d’argent. En Alsace, rattachée administrativement au pays de Bade, une germanisation complète est programmée sur 10 ans. Tout ce qui évoque la France est interdit, même le fameux port du béret. La situation est complexe pour ceux dont les grands-parents et les parents ont été Allemands de 1870 à 1918. Certains acceptent alors par germanophilie l’atmosphère d’adhésion obligatoire à la jeunesse hitlérienne, au service du travail, au front allemand et au service de dons.
Après la Libération, pour rattacher idéologiquement l’Alsace à la France, chaque Alsacien doit remplir un questionnaire sur son attitude entre 1940 et 1945, avec à la clé l’attribution de la carte d’alimentation. Formulaires publics qui ouvrent la voie aux dénonciations et à la délation. Je reviens à Strasbourg rencontrer les gendarmes qui reçoivent quotidiennement des milliers de lettres, une vraie plaie sociale selon les maires : « la fille de Madame X a 3 enfants naturels dont les pères sont des soldats boches… ».
La police économique enregistre ces dénonciations qui sont en fait des conflits privés, mais qui permettent aux nouvelles autorités françaises de mettre en place une politique de punition des anciens collaborateurs et sympathisants du régime nazi. « Ce sont des Alsaciens suffisants, zélés, appliqués et soumis à l’ordre établi, plus boches que boches, car l’ennemi a lui l’excuse d’être étranger ». Les commissions de criblage, comme celle de Haguenau, condamnent « la morgue germanique » de ceux qui aujourd’hui tentent d’affirmer qu’ils ont toujours gardé l’esprit français. Un patriotisme qu’ils prouvent en dénonçant leurs voisins, « dont la photo de Hitler brille encore bien garnie au mur ».
La délation dans la France des années noires, Laurent Joly, Christiane Kohser-Spohn, éd. Perrin, 2012.
Ambroise Perrin