Il y a vingt ans encore, et surtout avant, elle aurait eu la visite du maire pressé avec un panier surprise, flanqué de l’adjointe parfumée avec un bouquet énorme. Et le lendemain bien sûr sa photo dans le journal avec une légende aussi floue que son sourire. Oui, demain, ma voisine fête ses 100 ans, et franchement à Rhinau, comme on dit en alsacien, ceux qui dansent, dansent ensemble, mais ceux qui pleurent, ils pleurent tout seuls. Et se lamenter, elle connaît la Jutta. Elle a toujours eu l’impression d’être du mauvais côté du Rhin, un prénom allemand et un nom français, Gilliot, son arrière-arrière-grand-père, François, avait été notaire, il avait la plus belle maison. Mais elle était née plus loin, dans une petite grange côté allemand, avant Kappel, dans les pâturages qui dépendent de la commune française. Aujourd’hui avec les bras du Rhin qui changent de lit à cause du barrage, il faut traverser sur un bac pour y accéder.
Pendant la guerre, sa meilleure amie, Ilse, avait été membre de la prestigieuse Bund Deutscher Mädel. Elles avaient 20 ans, une bonne place à l’usine List, où elles fabriquaient des boutons pour des bombes, et surtout, elles avaient plein d’amoureux. Après la guerre, Ilse a eu des ennuis, Jutta aussi. Ilse a changé de vie en Allemagne, Jutta a commencé à être seule, parce qu’à Rhinau, on savait ce qu’on savait. Elle prit un mari insignifiant, elle eut 4 enfants, le mari est mort de la tuberculose et les 4 enfants sont partis, l’aîné en Australie, les autres ailleurs.
La centenaire, ça fait exactement 27 ans qu’elle vit dans la même petite chambre, sombre, rance et écaillée, au premier étage de la maison de retraite. Elle n’a pas besoin de l’ascenseur et on dit qu’elle n’est pas aimable. La directrice, elle l’a connue gamine la Marguerite, n’est guère aimable non plus, alors elles se détestent. Demain, je rendrai visite à Jutta avec son gâteau préféré, une épaisse tarte au fromage avec un goût de vanille et d’eau de rose ; l’infirmière dira « vous nous enterrerez tous, Jutta » et puis « il faut qu’elle fasse sa sieste ». J’attendrai qu’elle ait le dos tourné pour poser des questions à la vieille dame, des choses banales qu’on ne lui demande jamais je pense, si elle allait se baigner au Geissenköpflen, dans quelle rue le premier feu rouge au village et si c’était vrai qu’elle avait été monitrice d’escrime chanbara à la salle polyvalente.
Elle me dira qu’elle veut faire un tour à vélo jusqu’au Schaftheurhein pour donner du pain sec aux canards. Elle s’endormira au milieu d’une phrase et je penserai qu’elle ne m’a pas dit grand-chose pour raconter son histoire.