Lorsque je lis ces rimes, je revois son père, qui m’a marquée lorsque je l’ai rencontré au printemps 1989. Je m’étais rendue avec une petite équipe de tournage chez lui à Bischwiller, dans son atelier de chaudronnier attenant à sa maison en colombages, dans laquelle habite aujourd’hui Eva, la fille cadette de Sylvie Reff et d’André Stern. Marcel Reff martelait le cuivre, un métal bienfaisant qu’il jugeait thérapeutique. Il aimait son métier de Kupferschmitt. Il a fabriqué une multitude d’alambics qui ont essaimé en Alsace et en d’autres régions.
Sa maison ressemblait à un musée vivant rempli de ses réalisations, notamment une collection de bouillottes en cuivres finement martelées et des objets représentant des motifs rares, provenant souvent de la cathédrale de Strasbourg, que lui dénichait Isabelle, sa fille artiste issue des Arts décos qui lui en réalisait les modèles en plâtre. La maison, qui respirait la douceur, regorgeait aussi de ravissantes poupées en chiffons que réalisait sa femme Élise, couturière, qui avait un sens affirmé du beau.
Marcel Reff ne souhaitait qu’un seul enfant, un garçon. Et il devint père de quatre filles, dont Sylvie est l’aînée. Puis suivirent ses sœurs jumelles, Martine et Michèle (décédée en 2004), et sa sœur cadette Isabelle. Mon père, dit Sylvie, était une joyeuse force de la nature, sans cesse soulevé par de nouveaux projets, qui réchauffait tout autour de lui, par son cœur toujours en état d’amour. Il sautait des toits, traversait le Rhin à la nage, montait une entreprise de quarante ouvriers, faisait faillite puis repartait à zéro, se passionnait pour presque tout, s’écrasait en voiture au fond d’un ravin pour remarcher un mois après malgré une dizaine d’os brisés, aussi insubmersible que l’aurore.
Sylvie a écrit sur l’amour qui liait ses parents dans un livre non encore publié La robe de feu, qui est avant tout un portrait de sa mère mais aussi une réflexion sur la guerre, la langue et le destin. Mon père, écrit-elle, incarnait la force, l’éclat de la santé, recherchait la joie de l’effort, le risque, l’aventure. Et surtout il écartait ses rivaux potentiels – des jeunes gens de bonne famille, hésitants et fins – avec une fougue redoutable que nul n’osa contrarier. Il frappait le cuivre, elle caressait les tissus. Il rêvait de voler comme pilote de chasse. Lorsqu’il tenta enfin de rejoindre à bicyclette l’école de pilotes de Dijon où il venait d’être accepté, les Allemands lui barrèrent la route.
Marcel Reff fut incorporé de force fin août 44 en Tchécoslovaquie-Pologne. Jusqu’en juin 45, personne ne savait s’il était encore en vie. Cette page douloureuse de l’Histoire d’Alsace donna l’élan à Sylvie Reff de coorganiser avec Jean-Louis Spieser l’hommage imposant aux incorporés de force à la cathédrale du 13 avril dernier, avec un concours d’écriture sur le thème du choix en temps de guerre. Les textes retenus, souvent poignants, y furent lus en la présence de 18 Malgré-Nous centenaires auxquels trois des petites-filles de Sylvie ont offert des fleurs. Le recueil des meilleurs textes du concours initié pour cette rencontre est en voie d’achèvement. Il s’intitulera Derrière le silence et sera édité cette année encore.
Marcel Reff est décédé le 27 décembre 2005. Il me manque son rire, dit Sylvie, sa voix, son chant, la joyeuse audace qu’il avait d’être lui-même, sans cesse en état de création, victorieusement vivant.
La fête des Pères nous rappellera, si besoin était, combien il est important de s’aimer et de s’aimer vivant.
Quand les pères partent
Quand les pères partent
c’est tout l’arbre qui tombe
un instant on ne sait plus où aller
tant leur force portait haut les jours.
Quand les pères partent
le soleil devient froid
et les étoiles pleurent
tant leur joie réchauffait les jours.
Quand les pères partent
ils emportent l’enclume de l’inéluctable
le marteau de volonté
le cuivre du transformable
l’alambic des possibles
la braise de l’abandon.
Quand les pères partent
un court instant on les croit devenus
aussi grands que le ciel,
on se retient de pleurer
afin qu’ils puissent ouvrir leurs ailes.
Et lorsqu’ils ont déposé leur vie d’homme
devant le Créateur,
les voici soudain légers comme des enfants
si doux, si délivrés qu’on n’ose plus les retenir
si aimants, si légers qu’on leur souffle d’aller.
Quand les pères sont partis
dans tous les vents du monde
on entend leur voix
qui nous dit d’aller nous aussi
à présent, de retourner
dans le courage du jour
de ramasser ce
qu’ils nous ont laissé.
Et lorsqu’on prend ce qu’ils nous ont laissé
on voit qu’ils nous ont donné
l’ardeur d’aimer, la divine folie de croire,
la grâce de vivre, la force de poursuivre,
et leur voix toujours vive
qui souffle dans tous les vents du monde
c’est à nous maintenant de devenir.
Sylvie Reff
Sylvie Reff est écrivaine et poète, auteur d’une quarantaine d’ouvrages (romans, poésie, anthologies, pièces de théâtre) dans lesquels elle s’exprime en français, alsacien et allemand. Comme auteur-compositeur-interprète elle a enregistré quatre disques et donné 500 concerts dans toute l’Europe. Mère de 4 enfants, elle a huit petits-enfants, dont l’aîné, Milan, 15 ans, l’a accompagnée à la guitare pour sa chanson sur les Mères de mai lors de son concert au Cheval Blanc, à Schiltigheim en avril dernier. Elle a dansé dans diverses compagnies durant vingt ans. Depuis 1982, elle donne des cours de gym-danse-yoga à Ringendorf aux dames des villages alentour. Elle anime aussi une petite chorale multilingue au presbytère protestant de Bischwiller avec des choristes dont la plus jeune a 3 ans et le moins jeune 86.