Le 11 octobre 2014, il y a place de Bordeaux à Strasbourg des remorques pleines de pommes. Ce sont les agriculteurs du Kochesberg qui sont venus manifester contre le Grand Est et son destin, il faut prononcer grand intestin. Il y a vraiment beaucoup de monde pour croquer les pommes et je vois un chapeau en feutre brun et un monsieur qui sourit en col roulé, c’est Pierre Kretz qui proteste ! ça rime presque !
Comme il habite au pied du Taennchel qui culmine quand même à 989 mètres et qu’en plus c’est dans le Haut-Rhin, je lui demande où il a garé sa voiture, et il me répond qu’il y a de la place partout chez ceux qui avaient refusé l’annexion par Bismarck de l’Alsace à la Prusse : rue Jacques Kablé, rue du chanoine Winterer, rue Charles Appel, rue Édouard Teutsch… On fait le tour de la place de Bordeaux, c’est là que je travaille à la télévision et Pierre me dit que le hasard fait parfois les choses de manière étrange, car c’était à Bordeaux que l’Assemblée nationale s’était retirée en 1870, quand les Prussiens sont arrivés à Paris. Et maintenant c’est place de Bordeaux qu’on proteste contre les Parisiens !
On croque une pomme un peu loufoque en somme… On fait attention, il y a une bande au profil de nazillons aux crânes rasés qu’on sent prêts à la castagne. On va se réfugier derrière les écharpes tricolores des maires venus se montrer en toute légitimité. Au micro on prononce de grandes phrases et le petit mot qui revient tout le temps, c’est « destin ».
La Marseillaise éclate comme une orange trop mûre lancée sur un mur blanc. Ce n’est pas irrévérencieux, c’est du Boris Vian qu’on étudie au lycée. « Tu sais qu’il y a une rue Boris Vian à Hautepierre », me dit Pierre ? (Il est assez petit, mais c’est un grand écrivain que j’admire). Alors moi aussi je fais le malin : Et toi tu sais qui a dit « ne touchez pas aux affaires de l’Alsace ? C’est Louis XIV ! »
Le nouveau malaise alsacien, Pierre Kretz, Le Verger, 2015.
Ambroise Perrin