Sùppefleisch mìt Marikknepfle ùn Sàladle : que de saveurs et de couleurs contenues en ces mots !
Dans ma mémoire, le pot-au-feu reste le plat des fêtes. Nous en mangions toujours lors du Messti, parfois nommé Kilbe ou Kìrwe, c’est-à-dire de la fête patronale. Il ne peut y avoir un meilleur pot-au-feu qu’à l’automne, lorsque les potagers sont remplis des légumes qui vont l’enrichir : le chou de Milan avec ses feuilles gaufrées, le poireau, les carottes, les navets, le bouquet garni, les feuilles de laurier, sans oublier l’oignon piqué de clous de girofle. Quel plaisir d’aller dans le jardin pour s’y servir en légumes !
Le choix des viandes prête toujours à discussion : optera-t-on pour une viande dite maigre comme le paleron ou la macreuse, une viande plus grasse comme le plat-de-côtes ou le tendron, ou une viande gélatineuse comme le jarret de bœuf ? Pour faire l’unanimité, Maman proposait généralement diverses textures. Pour que le bouillon soit bon et clair, il faut au début écumer. Mer müess àm Ànfàng abschüme. Il faut ensuite laisser mijoter doucement le pot-au-feu. On peut l’oublier sur le feu pendant deux ou trois heures, voire plus. Pendant ce temps-là il faut s’occuper des crudités. Tomates, céleri, concombres, betteraves rouges. Pour les carottes, il importait de faire une salade que j’aime entre toutes : les carottes cuites dans le bouillon sont refroidies, coupées en dés, additionnées d’œufs durs, coupées finement, et assaisonnées d’une vinaigrette aux échalotes et au persil haché. Cette salade apparaît sur la photo de Marcel Ehrhard, entre la salade de betteraves rouges et celle de radis. J’avais insisté auprès de lui pour qu’elle figure sur cette photo dans le livre À la table de Simone paru aux Éditions La Nuée bleue. Ce plat fut choisi par Béatrice Hess, la nageuse handisport d’exception qui a remporté de multiples médailles d’or lors des Jeux paralympiques d’Atlanta, de Sydney et d’Athènes. Elle aime ce plat lié à son enfance à la Petite-Verrerie, un minuscule lieu-dit près de Ribeauvillé où vivait sa grand-mère Alphonsine.
Je me souviens que Christine Ferber, célèbre maître pâtissier-chocolatier et glacier de Niedermorschwihr, fut l’invitée de la deuxième émission de la série télévisée Sür un Siess en 1995. Elle avait choisi le pot-au-feu qui la replongeait dans son enfance lorsque le dimanche, à Obermorschwihr, sa grand-mère Marthe roulait les quenelles de moelle, tandis que virevoltaient les saveurs appétissantes du bouillon de bœuf. Elle me disait alors que le bouillon, toujours servi avec des quenelles à la moelle (Màrikknepfle), l’était aussi avec des rondelles de pain frotté d’ail, de persil haché, de noix de muscade râpée et de quelques gouttes du condiment “Maggi”.
Je reste marquée par l’image de maman râpant le raifort dont nous avions un pied au potager. Elle déterrait la racine, l’épluchait, avant de la râper, généralement avec la fenêtre grande ouverte, car le raifort fait encore plus pleurer que l’oignon. Mais quel délice de pouvoir ensuite le manger râpé frais ou bien légèrement cuit avec un peu de crème fraîche pour en napper la viande. Dans ma famille, on aimait servir le pot-au-feu avec des pommes de terre cuites à l’anglaise (Sàlzgrùmbeere) qui était saupoudrées de persil frais haché.
Quelle fête ! Béatrice Hess m’a raconté qu’elle avait le droit de boire un panaché et voilà pourquoi aujourd’hui encore elle aime en accompagner le pot-au-feu. Christine Ferber opte pour un vin blanc, car son village de Niedermorschwihr, que les Japonais ont rendu célèbre avec le feuilleton Ciel bleu d’Alsace, est une ode au vignoble. Malgré le bel appétit des convives, il restera toujours des restes pour donner un goût de fête au lendemain. Dans le Haut-Rhin, on sait que la meilleure viande pour réaliser les pâtes farcies nommées Fleischschnacka, est celle du pot-au-feu. Ces restes peuvent aussi donner une excellente salade de viande dite Rindfleischsàlàt, avec cornichons, rondelles d’oignons et œufs durs, dont raffole Anne Ernwein, la cheffe Maître-Cuisinier de France et membre des Étoiles d’Alsace, qui tient le restaurant À l’Agneau à Pfaffenhoffen. Il me revient que, le lendemain, maman faisait revenir les tranches de viande avec des rondelles d’oignons et les déglaçait avec un peu de crème fraîche et quelques gouttes de vinaigre. Elle servait en accompagnement des pommes de terre braisées nommées Gebradelti. Cette façon de faire est commune à la région nommée s Heckeland (le pays des haies) qui se situe entre Hochfelden et Marmoutier. Elle se transmet encore de mère à fille, sans mention dans un livre. Les plus belles transmissions sont celles qui se déroulent sans en avoir l’air, en silence.