jeudi 21 novembre 2024
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L’amour des noix (Nùss, Nùsse au pluriel)

Longtemps je vivais avec un noyer bicentenaire qui se dressait dans ma cour. J’ai eu loisir de l’observer au fil des années et de regretter son ombre verte lorsqu’il a fallu l’abattre.

Qui n’a pas partagé la vie d’un noyer, ignore la joie de l’arrivée tardive des bourgeons, de l’éclosion des feuilles, des chatons qui sont ses fleurs mâles poudrées de pollen qui tombent au sol au printemps, difficiles à balayer lorsqu’elles se disloquent en grains.
Vient en juin la joie des noix vertes, à point pour être mises à macérer dans du vin ou du schnaps et donner des liqueurs auxquelles on prête des vertus digestives et revigorantes. En automne, il faut ramasser les noix, les faire sécher au soleil avant de les mettre au sec pour l’hiver.

Le noyer était si grand que les branches surplombaient le toit de ma maison et y lâchaient des noix qui roulaient sur les tuiles, jusque dans la gouttière où elles faisaient des rebonds pour tomber dans la cour et s’écraser sur les pavés. Ce roulis m’était familier, mais il installait une étrangeté dans la nuit. Le noyer attirait les écureuils qui faisaient des acrobaties dans les branches et emportaient une à une les noix pour les cacher en des lieux dont ils ne se souvenaient plus et que je découvrais au printemps en nettoyant le jardin.

Les premières noix sont laiteuses et on peut en retirer la peau. Quel délice de les manger avec un morceau de pain, de pomme et de lard, accompagnées de vin nouveau, sucré ou déjà en fermentation, Nejer oder Risser. Le noyer m’a donné des leçons de vie. Il m’obligeait à refaire chaque saison les mêmes gestes. Notamment balayer les feuilles, si nombreuses, si lentes à se décomposer. On pense se lasser des gestes rituels et l’on se rend compte que l’effort déployé fait cueillir des bienfaits.

« Quand tu donnes une noix à quelqu’un, donne-lui aussi de quoi la casser » (proverbe géorgien). / ©dr

J’aimais aussi savoir les noix à l’abri avant la venue de l’hiver. Il fallait ensuite les placer hors de portée des souris, puis leur accorder du temps pour les écaler, généralement le soir, avec parfois le vent malmenant les pas de porte. Parfois je congelais les noix écalées. Décongelées par petites poignées, elles accompagnent, au fil de l’an, le fromage, elles donnent des gâteaux et sont un prélude aux petits gâteaux, les Wihnàchtsbredle sans lesquels Noël ne peut se concevoir en Alsace.

« Qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix ? Qu’est-ce qu’on y voit, quand elle est fermée ? » se demandait Charles Trénet dans sa chanson de 1948. Le poète, ce chanceux, y trouve des trésors :
« On y voit la nuit en rond et les plaines et les monts
Des rivières et des vallons, on y voit toute une armée
On y voit mille soleils, tous à tes yeux bleus pareils
On y voit briller la mer et dans l’espace d’un éclair
Un voilier noir qui chavire »

Enfants, nous aimions transformer les demi-coques de noix vidées en barques minuscules que nous faisions caboter dans une cuvette d’eau. « Dans une noix, il y a un cerveau miniature », me disait le cabarettiste haut-rhinois, Tony Troxler, en 1995 dans une émission de la série télé Zuckersiess diffusée sur France 3 Alsace. Il raffolait des noix. Il me rappelait qu’elles avaient beaucoup de vertus et qu’elles étaient idéales pour avoir « un cerveau sain dans un corps sain ». Ne dit-on pas de quelqu’un qui a le cerveau dérangé qu’il a quelque chose « à la noix » ? Er het ebs àn de Nùss.

J’ai évoqué avec la linguiste Danièle Crevenat Werner, les termes liés aux noix, par exemple glaner, ce joli verbe qui se traduit en alsacien par rìtzle ou etzne ou speile.

Nous avons pris plaisir à évoquer d’autres termes liés aux noix :
schwìnge : gauler
e Schwìng-Gert : une gaule
d’Helschet : la coque

Si vous observez une noix, vous verrez qu’elle est divisée en son intérieur par une membrane ligneuse. Celle-ci porte en français le nom de «zeste». Elle a, en alsacien, deux termes qui tomberont dans l’oubli si nous ne les faisons pas fleurir : le terme Nùss-Sàttel qui signifie la selle de la noix, ou Nùsskritzel, ce qui signifie la petite croix de la noix, car cette membrane ligneuse est en forme de croix. Je désigne cette membrane ligneuse par le terme Gigerigi. Cette onomatopée est en fait la façon de dire « cocorico » en alsacien. Pourquoi Gigerigi ? Peut-être parce que cette membrane ligneuse de la noix ressemble à une crête de coq.

Ma langue maternelle, qui s’est transmise uniquement oralement au fil des siècles, contient une telle richesse qu’il faut maintenant coucher ses mots sur du papier pour que l’oubli ne les ratiboise.

Car la vie sait tout niveler. Elle oblige même à abattre des noyers géants. La disparition du mien m’a fait penser à celle de la langue et de la culture d’Alsace, que j’ai narrée dans un livre (L‘ombre verte, d’grien Schatt – ID Éditions). Mon noyer fut piqué par une mouche qui a rendu ses noix noires et immangeables. La mouche de la noix s’appelle Rhagoletis completa. Venue de l’ouest des États-Unis dans les années 80, elle est d’abord restée cantonnée dans le nord de l’Italie avant de passer la barrière des Alpes avec le réchauffement climatique, et d’entrer en Suisse puis en Alsace.

Il n’y a pas que les hommes qui migrent. Le monde animal et végétal fait de même. Un même élan les anime : assurer leur survie.

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