Il y a quelques années, vous n’aviez encore jamais manié ni l’aiguille ni le crayon pour réaliser vos croquis. Pourtant vous avez décidé de quitter un univers qui vous était familier, pourquoi ?
J’ai toujours souhaité faire de la scène et j’ai débuté très tôt : à 8 ans, j’intégrais le conservatoire de Strasbourg en danse classique et contemporaine, quelques années plus tard, je dansais à Cannes, puis en Allemagne. La danse m’a permis de forger mon caractère, c’était très intense et j’ai beaucoup appris, mais après dix ans dans ce milieu, j’avais envie de libérer mon corps de toutes ces contraintes. Je voulais m’éloigner de cette discipline, de ce microcosme où tout le monde se connaît, alors j’ai commencé des études de mode à Paris.
Si je puis me permettre, n’avez-vous pas l’impression d’avoir quitté un microcosme pour entrer dans un autre ?
Tout à fait (rires) ! Mais dans ce nouvel univers je peux reprendre un mode de vie moins strict, ne serait-ce que pour mon corps ! (Victor s’allume une cigarette). Dans la mode, l’exigence est subjective, ce n’est pas le cas dans la danse où tout est contrôlé. Je n’ai aucun regret, ce n’est pas mon genre d’ailleurs.
Très rapidement vous avez excellé dans votre art, jusqu’à rejoindre l’atelier de celui que vous appelez toujours « Monsieur », Jean-Paul Gaultier.
Dans mes études, j’ai pu laisser libre cours à ma créativité. Je ne voulais pas dessiner des pulls et des tee-shirts, mais plutôt des costumes scéniques. À la fin de ma formation j’ai enchaîné des stages à droite et à gauche pour étoffer mon petit CV, puis Pierre et Gilles, de très bons amis proches de Monsieur, l’un est photographe et l’autre peintre, m’ont proposé de l’incarner, jeune, pour son spectacle cabaret à Paris, le Fashion Freak Show ! C’était une opportunité incroyable, une entrée dans la maison un peu particulière qui m’a d’ailleurs valu d’être surnommé « mini Jean-Paul ». Mais non, je suis Victor et, grâce à ces amis formidables, j’ai pu réaliser mes premiers pas dans un monde qui me faisait vraiment rêver et apprendre au côté d’un génie.
À quel moment est née votre marque ?
Lorsque Monsieur a annoncé son départ, il fallait préparer son ultime collection, mais aussi trouver un autre emploi. Alors les six derniers mois, quand ma journée à l’atelier était terminée, je planchais toute la nuit pour concevoir des vêtements à mon image en espérant ainsi trouver une nouvelle maison. Une fois le défilé de Monsieur achevé, je l’ai invité au mien. Je n’étais pas sûr qu’il ait le temps, mais il l’a noté dans son calendrier et il est venu ! Ce jour-là, c’était un petit show pour moi, mais ça a pris beaucoup plus d’ampleur que ce que je pensais, donc j’ai créé ma marque : Weinsanto. C’est le nom de famille du côté de ma maman.
Dorénavant vous avez votre atelier, votre équipe, et le succès est au rendez-vous. C’était inimaginable il y a des années ?
C’est vrai. Quand on débarque à l’école de mode, on aspire tous à la réussite, on arrive avec de grands rêves et on se rend compte qu’il y a beaucoup de rêveurs, mais très peu d’élus. J’ai vite chassé ces idées pour ne pas être déçu. Mais je peux dire que j’ai concrétisé deux fantasmes sur trois, j’ai habillé Madonna et Beyoncé, il ne manque plus que Rihanna ! Parfois j’ai du mal à réaliser où j’en suis, je me pince pour m’assurer d’être éveillé. Ce sont des réussites dont je suis fier, mais il reste tant à accomplir, et il y a tellement de travail derrière tout ça, on ne peut pas se reposer sur ses acquis.
Est-ce qu’une fois arrivé à votre niveau, on peut vraiment vivre de ce métier ?
C’est une très bonne question parce qu’en effet c’est compliqué. Il s’agit d’un business qui représente un investissement énorme surtout si on décide de réaliser des pièces hors du commun. Ce n’est pas une boulangerie où l’on vend des petits pains tous les jours, mes créations ne partent pas au même rythme, mais je suis toujours là ! Pour être totalement transparent, je ne me verse pas de salaire, je vis dans la même galère que quand j’étais étudiant, mais je suis épanoui et j’accomplis des choses qui me plaisent et me sécuriseront peut-être plus tard. Les gens qui ne me connaissent pas trop pensent que je suis blindé !
Dans votre collection printemps -été 2022 Hopla Geiss, vos mannequins portent des coiffes, des bretzels et des sacs kougelhopf, l’Alsace ne vous manquerait-elle pas un peu ?
Si, beaucoup justement ! Ma famille… et la nourriture, on ne va pas se mentir (rires) ! Pour cette nouvelle collection, je souhaitais un thème qui parle de mes racines, les revisiter et aborder avec humour et amour ma région. C’est le cas avec le sac kougelhopf par exemple. J’ai d’ailleurs demandé à mes potes à quoi ça les faisait penser, quand l’un m’a répondu un presse-citron, j’ai dit non, alors j’ai mis un vrai kougelhopf dans le sac et la mannequin l’a dévoré sur scène ! Là on ne peut pas être plus clair, je voulais briser le cliché de l’Alsacienne kitch, j’ai théâtralisé, mais pour moi les Alsaciennes de 2023 sont stylées, démentes, belles, décomplexées, et elles peuvent manger du kougelhopf sur le podium ! Et puis côté mannequins, je veux des filles qui font voyager, qui ont du charisme, je cherche à les sublimer, à jouer sur un détail ou un trait de leur caractère, car ce sont elles qui font rayonner le vêtement, avec un cintre on se fait chier ! Il faut de la diversité, tous types de corps, de peaux, d’âges, et c’est en train de changer.
Pour la petite histoire
Le designer se sert de tissus issus de stocks dormants pour ses créations : « Ce sont des pièces du groupe LVMH que je n’aurais jamais pu m’offrir si ce n’était pas du deadstock. Ça entre dans le cadre d’une démarche écoresponsable puisque je ne les fais pas fabriquer et venir de l’autre bout du globe. Ils sont déjà là en France et seraient jetés s’ils n’étaient pas récupérés. Ce n’est pas ma petite personne qui va changer le monde, mais si chacun se responsabilise, qui sait », confie le styliste.
Propos recueillis et rédigés par Lucie d’Agosto Dalibot