samedi 27 juillet 2024
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Le tirage millionnaire du Nouvel An de Krautergersheim

C’était le tirage Spécial Nouvel An. Comme chaque semaine, Jean-Lucky X (il a demandé à rester anonyme) jouait les mêmes 6 chiffres et le numéro complémentaire au bar du tabac de la grand-rue de Krautergersheim. Cela fait 33 ans que chaque dimanche, sans jamais y manquer, il coche les mêmes cases, toujours les mêmes, une combinaison que tout le monde dans le village connaît par cœur (nous ne pouvons révéler ces 7 numéros de peur de perturber le hasard). On sourit avec bonhomie de ce monsieur maniaque, on est content pour lui quand il a 3 ou parfois 4 bons numéros et qu’il est heureux de payer une tournée générale. Pourquoi toujours les mêmes chiffres ? Une histoire d’amour dit la rumeur.
Alors quand les 7 bons numéros sont sortis, ce fut comme un tsunami dans le village. En cinq minutes la fanfare municipale était sous les fenêtres de l’heureux gagnant, le maire, les enfants des écoles, tout le monde était là, on riait, on applaudissait, on spéculait sur la générosité de Lucky, on faisait sauter sous ses fenêtres des bouchons de crémant. Il parut. On hurlait de joie. Il bénissait la foule comme le pape Saint Bonheur. « Ah, mes amis, mes amis !». Immenses salves de clameurs. Je vais construire une salle des fêtes polyvalente, commença-t-il des sanglots de félicité dans la voix. Il s’enhardit. Pêle-mêle, il annonça 1000€ à chacun des enfants comme argent de poche, tartes flambées gratuites toute l’année, une collection complète des Pléiades pour la bibliothèque municipale. Lui s’achètera une Rolls-Royce Phantom V jaune psychédélique comme celle de John Lennon. Il va se marier et faire une croisière autour du monde.

Non, il ne déménagera pas. Il manque d’idées pour dépenser les 190 millions d’euros. Oui, il va se construire à Krautergersheim une grande villa avec une salle de cinéma à l’étage, rue des Champs Verts. Pour le moment, il vit dans un immeuble cossu, un tout petit deux-pièces avec dans le salon la salle à manger et le bureau. Il a une petite commode à tiroir où il garde tous ses billets de loto, une enveloppe par année. Mais au fait, où est-il le billet gagnant ? Chaque semaine il met le ticket dans un petit pot à la cuisine, mais il n’y est pas. Il cherche, fait le tour de l’appartement en faisant semblant de ne pas paniquer. Il retourne les poches de sa veste, se penche sous le canapé, vide la poubelle, décroche les étagères. Mais où est ce merveilleux billet ? Il s’enferme, démonte tout l’appartement, rien. On sonne, ce sont les officiels du loto, avec un banquier, un notaire, un conseiller fiscal, une psychologue et deux gardes du corps d’une société de protection et de sécurité. Le propriétaire du bar a déjà raconté cent fois aux télévisions la persévérance du très heureux gagnant. Il donne tous les détails des circonstances de l’achat du ticket cette semaine, trois clients peuvent témoigner l’avoir vu mettre le papier dans sa poche droite, et l’ordinateur confirme les chiffres.

Mais où est ce foutu billet ? Sans billet rien, pas de gain, le règlement est formel. Vous avez Monsieur 60 jours pour présenter le ticket et récupérer vos gains. Ce fut comme si l’Etna avait surgi sur la place du village. On fit appel à des hypnotiseurs, des chiens renifleurs, des voyantes, aux meilleurs spécialistes de la police scientifique. Il ne restait plus que 10 jours. Alors avec l’accord du propriétaire, on démonta brique par brique tout l’immeuble, on brûla des cierges à l’église et on se relayait pour prier au calvaire Meistratzheim, réputé pour la guérison miraculeuse des lépreux. Des quatre coins de l’Europe on proposait des méthodes de recherche. On fit tourner des tables. Des ornithologues tintinophiles fouillèrent les nids de toutes les pies des environs. On poussa des cris, on versa des larmes, et il fallut des années pour cesser de raconter à Krautergersheim qu’on était tous millionnaires.

Ambroise Perrin

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