Je profite de la saison et de son temps exceptionnellement doux pour me promener dans le vignoble, sur les hauteurs d’Andlau, au domaine du Grand Cru Kastelberg, au moment où les feuilles de vigne sont à l’apogée de leur couleur or. Je suis en compagnie de Maurice Laugner qui fut le maire de la commune pendant treize ans. J’aime recevoir des bribes du savoir de cet ancien maître d’école. Il connaît l’abbatiale comme sa poche, tout comme l’histoire de Sainte Richarde et de l’Ourse qui vint là gratter la terre au 9e siècle. Il a une précision à donner sur chaque toit que nous surplombons et sur les familles qui y vivent.
C’est passionnant de marcher sur ce point de hauteur extrême du vignoble, à la lisière de la forêt, et de l’écouter parler. « Et tu vois, là-bas, sur l’autre versant, ces espaces jaunes correspondent à des vignes gagnées sur la forêt défrichée », me dit-il. Le repas est tiré du sac et notre regard se projette au loin vers la plaine d’Alsace et la Forêt Noire. Nous verrions même les Alpes suisses si une brume légère ne couvrait pas la ligne d’horizon.
Longtemps conseiller pédagogique en Langue et Culture régionale, maintenant à la retraite, Maurice Laugner s’adonne à la poésie et à l’écriture. Nous évoquons la série télé bilingue que nous avons faite ensemble. C’était en 1985. La série destinée aux enfants s’appelait Mol m’r e Maerel (Dessine-moi un conte). Nous faisions illustrer ces légendes d’Alsace par des élèves qui, sous l’égide du maître ou de la maîtresse, dessinaient les actions de chaque épisode. Les dessins étaient confiés au réalisateur Alain Castanet qui les filmait, en faisait ce qu’on appelle des «bancs-titres», qu’il montait ensuite en musique avec notre récit en voix off. Cette série revêtait un caractère exceptionnel : elle était tournée en film, support qui, en 1985, était presque totalement supplanté par la vidéo. C’est cela que nous évoquons, et aussi le Rêve d’une nuit d’été auquel Maurice Laugner avait participé dans le Val de Villé, et qui connut un si grand succès durant vingt étés. Je me suis aussi rendue dans mon village d’enfance, à Haegen, près de Saverne, pour ramasser quelques châtaignes et les écouter tomber, le temps d’admirer la teinte jaune or qui s’était emparée de la nature, le temps aussi de recevoir un bouquet de fleurs coupées offert par mon amie Arlette. Le bouquet est étonnant, car il est fait de chrysanthèmes couleur bordeaux.
Ce sont des chrysanthèmes vivaces qui poussent en pleine terre en son jardin. Dans mon enfance, nous avions les mêmes en blanc. Maman les bichonnait durant l’année pour qu’ils soient en floraison pour le 1er novembre. Ils étaient alors mis en pot et posés sur les tombes, avant d’être replantés en pleine terre pour resservir l’année suivante. Au village chacun savait bouturer les chrysanthèmes, des vivaces qui supportaient le gel. Les chrysanthèmes renvoient en Europe vers la tristesse et la mélancolie, alors qu’ils brillent de couleurs rutilantes, et qu’au Japon ils sont le symbole de l’empereur, de la lumière et du soleil. Le chrysanthème est d’ailleurs vénéré dans tous les pays asiatiques, comme symbole du bonheur et de la bonne santé. Les Chinois consomment ses fleurs en thé.
En Alsace, comme dans le reste de la France, les chrysanthèmes décorent essentiellement les tombes. Ils proviennent de serres et sont généralement « ébouillantés » par les premiers gels. L’effusion s’empare des cimetières quelques jours avant le 1er novembre. C’est qu’il faut ôter les sauges, dipladenias, œillets d’Inde et bégonias. Il faut amender la terre avant de planter des pensées et des bruyères. Jeunes et vieux s’activent, s’échangent des bons plans, s’offrent des branches de sapins à piquer entre les fleurs, partagent des mots et des impressions. Les scènes et les sons des cimetières vers le 1er novembre reviennent à l’identique, comme si chaque année le temps s’arrêtait.
Bienveillante fête de Toussaint à toutes et tous, quelle que soit votre appartenance (ou non-appartenance) religieuse.