dimanche 29 septembre 2024
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La phrase sibylline  « Je vous découpe »

Lorsque vous « me découpez », c’est par rapport à un article en version papier. Et j’aime la presse écrite, spécialité que j’avais choisie au Centre universitaire d’enseignement du journalisme. J’ai, très tôt, souhaité que mes émissions télévisées soient prolongées par une version papier. Ainsi, dès ma première série télévisée nommée Kichespring, diffusée de 1988 à 1992, avec le chef Ernest Wieser (du restaurant À l’ange à Schiltigheim) et le boulanger-conteur Louis Fortmann (de la rue Saint-Louis à Strasbourg), j’écrivais en amont les recettes, en y mentionnant leurs origines, particularités et variantes. J’avais, dès le départ, envie de créer une synergie entre une émission télévisée et une trace écrite.

Encouragée par Alfred Elter, le réalisateur de l’émission, j’ai sollicité Michel Landaret, un ingénieur issu de HEC et Centrale qui était le PDG de la société SDV Plurimédia créée à Strasbourg en 1986. Il pilotait la plate-forme de télématique nommée Gretel. Les DNA furent le premier journal à mettre les informations en ligne sur cette plateforme du Minitel qui était l’ancêtre de l’Internet. Je déposais mon article en version papier au journal. Lorsque le fax connut sa période dorée, je transmettais l’article par cette ligne électronique qui était l’ancêtre de l’email. L’article était saisi et accessible au public par le 3615.

Comme Michel Landaret était aussi responsable du service informatique des DNA, j’ai pensé qu’il serait positif d’ajouter à la publication sur le Minitel la parution de l’article dans le journal, ce qui le porterait à la connaissance d’un plus grand nombre de lecteurs. Aussi en ai-je fait la proposition à Alain Howiller, le directeur rédacteur en chef des DNA, pour le démarrage de la série Zuckersiess, une série qui faisait découvrir un Alsacien et son dessert favori. Il l’accepta. L’article sur le contenu de l’émission diffusée le samedi à 17 heures sur France 3 Alsace paraissait le lendemain dans le journal, dans la page « Vivre ».
Ni le scanner ni le numérique n’existaient en ce temps-là. Il n’y avait pas d’autres moyens de conserver une archive que de la photocopier ou de la découper. C’est à cette période que j’ai commencé à « être découpée chaque semaine ».

La diffusion des articles liés à la série dura pendant les deux années de l’existence de Zuckersiess (de 1993 à 1995). Hubert Schilling, le responsable des programmes de France 3 Alsace, me demanda d’imaginer une autre série pour l’automne 1995. Ce fut la naissance de Sür un siess avec le chef du Rosenmeer à Rosheim, Hubert Maetz, qui préparait le plat préféré pour chaque invité, homme ou femme, de tous domaines et de toute région d’Alsace, afin que tous les accents de la langue maternelle puissent fleurir à l’antenne. L’émission bénéficia rapidement de fortes parts de marché. Alain Howiller, le directeur rédacteur en chef des DNA, souhaita que l’article soit désormais diffusé le samedi plutôt que le dimanche, pour que le lecteur ait la possibilité de découvrir l’invité et la recette avant la diffusion à l’antenne. Et puis, à partir de 2003, l’article parut dans Reflets, le supplément Culture des DNA. La synergie fut positive pour France 3 Alsace comme pour les DNA, et elle dura 13 ans, en un rythme hebdomadaire qui s’arrêta avec la suppression de l’émission en juin 2008.

En tant d’années, les articles découpés eurent le temps de remplir des classeurs. Vous m’avez souvent abordée dans la rue pour me dire que vous « m’aviez découpée » ou que votre mère ou grand-mère l’avait fait. Souvent, vous me transmettiez votre émotion pour me dire qu’à la mort de la personne proche vous aviez « hérité » du classeur rempli d’articles, parfois annotés par la main de la disparue. J’ai toujours récolté ces confidences avec émotion, car elle me transmettait la vôtre et l’attachement que vous aviez
pour mon travail.
Christiane Petit-Meder, céramiste et bijoutière, qui fut la décoratrice de table de la série Sür un siess me révéla, bouleversée, qu’en vidant la maison de sa maman décédée en 2001, elle trouva un classeur rempli de mes articles. Elle ignorait que sa maman faisait ce geste-là et fut touchée de ne le découvrir qu’après sa mort.

Je sais aussi les secondes investies dans ce découpage, car je… me suis également découpée. Je le faisais pour la conservation de mes archives personnelles, tant qu’il n’existait pas la possibilité d’avoir des versions numériques. Je sais le temps que prend la découpe chaque semaine d’un article, son collage sur une feuille A4 qui devra être perforée avant d’être placée dans le classeur. Lorsque l’article était plus grand et dépassait le cadre habituel, vous m’écriviez au journal ou à la télévision pour me dire que je devais veiller à le maintenir dans un format A4, afin qu’il soit plus aisé à placer sans pliures dans le classeur.

Une femme m’a écrit récemment pour me proposer très aimablement l’archivage qu’elle avait réalisé de tous mes articles parus dans les DNA, car elle devait s’en défaire. Je l’ai remerciée en lui disant que j’étais déjà nantie de ma version de découpage et qu’elle pouvait donc jeter la sienne. Je n’ai pu m’empêcher d’imaginer son pincement au cœur (et le mien) à l’idée du classeur qui basculerait dans une poubelle.
Lorsque la suppression de l’émission entraîna mon arrêt de collaboration aux DNA, j’ai créé mon site Internet par lequel le public pouvait retrouver mes textes et recettes, également partagés sur les réseaux sociaux. On cessa dès lors de « me découper ». Et voilà qu’Éric Genetet, qui dirige la rédaction de Maxi Flash, m’a proposé d’écrire une page chaque semaine à partir de septembre 2022. Et depuis, j’entends à nouveau la petite phrase. Elle me fait sourire. Elle me donne chaud au cœur. Je l’ai par exemple entendue au mois d’août en me promenant à Venise, où je fus accostée par Christiane, une Haut-Rhinoise. Et récemment, à la Foire européenne de Strasbourg. Betty, une Bas-Rhinoise, m’a fait sourire en me disant : « Depuis que je vous ai découpée en 1995, je fais chaque semaine votre recette de Griesknepfle (de quenelles de semoule) ».
Je n’ai su que dire « merci ». Le mot était sincère et venait du fond du cœur.

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