Mes liens avec Robert Grossmann furent amicaux, même s’ils étaient lointains, et s’ils ne se déroulaient qu’au hasard de la vie, sauf la première fois, en 1973, où je le rencontrais pour un entretien d’embauche. Je cherchais alors un job pour payer mes études au Centre Universitaire d’enseignement du Journalisme à Strasbourg. Aussi avais-je mis une annonce dans les DNA. J’y mentionnais que je cherchais un travail de rédacteur ou pigiste. Et c’est Robert Grossmann qui me répondit. Le rendez-vous fut fixé au 5, rue de la Mésange dans une pâtisserie confiserie salon de thé qui avait bonne réputation : « Chez Olivier ». Si elle n’avait été remplacée en 1996 par un magasin de luxe, je pourrais vous indiquer encore aujourd’hui la table à laquelle nous étions assis.
La discussion avec Robert Grossmann fut intense. Les passions, les lignes de vie qu’il exprima sont celles auxquelles il resta fidèle. Il parla de son amour des lettres, qu’il avait enseignées, de son amour de la cathédrale et de Strasbourg, « sa ville ». Il n’avait pas encore créé son cabinet d’assurances. La politique l’avait happé dans les années 60 au contact d’André Bord. Il avait déjà un beau parcours avec ce parti gaulliste pour les jeunes (l’UJP) qu’il avait créé en 1966 et qui eut une forte résonnance. Il disait déjà sa passion pour l’art contemporain, auquel il restera fidèle, créant le Centre d’Études des Arts Contemporains (CEAC) à Strasbourg et le Fonds Régional d’Art Contemporain d’Alsace (FRAC). Il disait aussi sa passion sans fin pour le général de Gaulle et pour André Malraux qu’il avait tous deux rencontrés.
Une de ses plus belles créations reste la médiathèque qu’il fit nommer « André Malraux ». André Hincker, conservateur en chef des bibliothèques et ancien directeur des médiathèques de la ville et de la Communauté urbaine de Strasbourg s’en souvient avec bonheur. « J’étais en vacances en Autriche en été 2006, raconte-il, lorsque Robert Grossmann m’a appelé pour me dire qu’il avait ce projet dont il voulait que je sois la pierre d’angle. J’ai demandé 24 heures de réflexion et j’ai accepté. Le projet a duré de décembre 2006 à mai 2008. Je voyais Robert régulièrement. J’ai vécu des moments passionnants avec lui pour finaliser le grand chantier de cet édifice architectural d’exception de
18 000 m2, entouré d’eau, relié à la terre ferme par trois passerelles et qui évoque la métaphore du paquebot. C’était un choix visionnaire pour Robert Grossmann. Il était un passionné, à la fois idéaliste et pragmatique, simple et chaleureux qui a su imprimer sa marque avec engagement et fidélité sur la vie culturelle de la ville. » André Hincker est aussi le chef de l’orchestre d’harmonie Caecilia 1880 de la Robertsau dont Robert Grossmann fut le président durant 25 ans.
En 1973, lorsque j’ai fait sa connaissance, Robert Grossmann était un cador de 33 ans auquel tout souriait et dont les tâches s’amplifiaient. Il cherchait une assistante. Le monde de la politique ne me passionnait guère, qu’il fût de droite ou de gauche. Aussi ai-je décliné son offre. Il ne m’en a pas tenu rigueur. Et nous avons eu, jusqu’au bout, des relations sereines. Je le revis en 1976, par hasard, lors d’un mariage d’une proche qu’il célébra à la mairie de Strasbourg, comme adjoint au maire, ceint de l’écharpe tricolore. Sa longévité de près de cinquante ans au conseil municipal est impressionnante !
Je l’ai recroisé de temps à autre par le biais de la maison d’édition La Nuée Bleue qui fit paraitre ses livres Main basse sur la langue, Comtesse de Pourtalès, et Ma Robertsau. Ces dernières années je le sentais présent « à distance » par des réactions sur ma page Facebook : un « j’aime » de ci de là, une formule courte en guise d’avis sur un texte. J’ai toujours ressenti sa bienveillance à mon égard, son assise solide dans son corps de
« grand homme » en adéquation avec son patronyme, sa voix de stentor et le sourire qu’il avait facile, même s’il était capable de colères mémorables.
Du temps où il fut maire de Strasbourg, il venait souvent faire l’allocution au Palais de la musique et des congrès le soir de la Saint-Sylvestre avant le concert de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg. Il se présentait sans notes, et en orateur né, il emportait la mise, s’adressant à la salle, d’abord en français, puis en allemand et pour finir en alsacien. Suivait un tonnerre d’applaudissements. C’était une joie de l’entendre s’exprimer en alsacien, naturellement, sans gêne. Er het siner Gebùrtschinn nie verlore. Il n’a jamais perdu son acte de naissance, comme on dit de ceux qui restent fidèles à leurs racines, à leurs convictions, sans retournement de veste. Ce point mérite à lui seul qu’on dise au disparu : chapeau bas. Hüet ab !