lundi 28 juillet 2025
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Pierre Kretz – L’écrivain et les autres

Depuis qu’il a décroché le Hebelpreis en 2024, Pierre Kretz se dit plus souvent invité en Suisse et en Allemagne par la grâce de ce dialecte que l’on partage et qu’il défend si bien. C’était sans compter sur Maxi Flash, car en Alsace, chez lui, « dans le 67,5 », puisqu’il est né à Sélestat en 1950 et a grandi à Rodern, il jouit d’une belle reconnaissance qui en fait « un écrivain heureux » C’est parce qu’il écrit avec ce qu’il est, son alsacien, sa famille, son village, son passé, que ses textes sont régulièrement réédités, comme Le vieux, la méchante et les autres à la Nuée Bleue.

Auriez-vous un souvenir d’enfance dans votre village de Rodern, qui aurait orienté votre carrière ?

Puisqu’on va parler de langue assez rapidement, j’étais le fils de l’instit’ du village, une classe unique et mixte. L’école était au rez-de-chaussée et nous habitions le premier étage, il y avait un escalier intérieur. En bas, c’était l’école de la République où on apprenait le français, et en haut, la langue de la famille, c’était le dialecte. Et vous allez rire, je voulais être journaliste et une conseillère d’orientation m’avait dit, faites du droit comme ça si vous trouvez dans le journalisme, c’est bien, sinon vous ferez autre chose. De fil en aiguille je suis devenu avocat. J’étais très bavard quand j’étais gamin, et mon père disait, en alsacien, “celui-là deviendra un jour avocat”. Quelque part, c’est rentré.

Vous êtes-vous épanoui dans ce métier, alors que vous avez arrêté pour devenir écrivain ?

J’aimais le droit, parce qu’on peut exercer cette profession comme on est, en choisissant une manière de travailler. Celui qui aime les dossiers va faire du fiscal, du droit des sociétés, moi j’aimais bien le droit de la famille, le contact avec les gens, donc j’ai été avocat à Neudorf pendant vingt-cinq ans. Parallèlement, je mettais en scène du théâtre dialectal, notamment au château de Lichtenberg, et à un moment donné, j’ai senti que si je voulais me consacrer à l’écriture, il fallait que j’arrête. En l’an 2000, j’ai fait une grande fête, que j’ai appelée “Je tombe la robe” et je me suis lancé en écriture à 50 ans.

Les histoires que vous avez croisées en tant qu’avocat vous inspirent-elles ?

(Réfléchit…) À peine. J’ai quand même écrit deux polars, pour la belle collection des Enquêtes rhénanes, mais qui ne sont pas inspirés de ma pratique judiciaire. Là où le métier m’a peut-être apporté, c’est que les avocats sont des gens de parole, mais écoutent aussi beaucoup. Et j’étais une éponge, ce que les gens disaient s’imprégnait en moi, et des personnages comme ceux-là sont inscrits en moi. Une façon de parler, de soi, des autres…

Le recueil D’r àlt, d’bees Frau un àlli àndere a été réédité en mai à la Nuée Bleue. / ©Dr
En 1995, vous aviez déjà publié l’ouvrage La langue perdue des Alsaciens, qui a été réédité en 2024. Quelle est l’évolution du dialecte d’après vous ?

Cet essai avait fait beaucoup parler de lui à l’époque parce que je disais “Notre langue va crever, elle le sait, il faut lui organiser un bel enterrement”. Je m’étais fait beaucoup d’ennemis qui disaient que ce n’était pas la peine d’enfoncer le clou… Depuis 1995, les choses ont évolué dans le bon sens, on sent que les gens s’intéressent vraiment et ont une certaine fierté pour la langue. Mais est-ce que ça se traduit en termes de locuteurs ? Les statistiques ne vont pas dans ce sens. Il y a un soutien politique, associatif, etc., mais je ne sais pas si ça va suffire. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Nuée Bleue a décidé de sortir Le vieux, la méchante et les autres, en rassemblant les deux textes, parce qu’il y a le vis-à-vis linguistique. Je l’ai écrit en alsacien et traduit en français, beaucoup de gens peuvent ainsi rentrer dans la langue.

Je suis une méchante femme est sorti en 2015, et En attendant Théo, en 2022. En fait, ils font partie d’une trilogie, avec Le gardien des âmes (2009), joué également au théâtre par Francis Freyburger. Comment sont nés ces personnages forts et actuels ?

Pour la méchante femme, je l’ai écrit parce qu’il y a ce mot, bees, et cette phrase, “ich ben a beesi Frau” : je savais que je pouvais en faire quelque chose. En attendant Théo, dans la vallée où j’habite, comme partout, il y a des vieux chez qui je sens une grande solitude, il n’y a plus de bistrot dans le village, ils auraient pu faire autre chose de leur vie, ils ressassent la guerre d’Algérie… Les Malgré-nous ont fini par parler, mais ceux qui ont fait la guerre d’Algérie, non.

Y’a-t-il du vécu dans l’histoire du Vieux ?

En 1962, quand la guerre s’est arrêtée, j’avais 12 ans, et mon frère plus âgé de neuf ans avait failli partir. Il était sursitaire et a eu de la chance, surtout qu’un autre frère est mort par accident, c’était lourd dans la famille. Les anciens élèves de mon père venaient lui dire au revoir, c’était toujours très poignant, il leur donnait 5 000 francs anciens, je sentais que ça lui faisait quelque chose… Et pour l’histoire du cycliste, ma sœur avait une copine dont le frère était un très bon amateur, et il est mort là-bas. Et cette histoire, comme gamin, m’avait vraiment marqué, je voyais sa photo dans le journal et ça prenait des proportions incroyables.

« J’étais une éponge, ce que les gens disaient s’imprégnait en moi, et des personnages comme ceux-là sont inscrits en moi »

Le gardien des âmes a été écrit en français et traduit par quelqu’un d’autre, tandis que ces deux-là ont été écrits en alsacien. Était-ce plus naturel ?

Là on met le point sur quelque chose d’intéressant, moi je disais comme beaucoup de gens que le dialecte sert au théâtre et à la poésie, mais pas à la prose, sans raison ! Quand j’ai écrit Ich ben a beesi Frau, ça coulait tout seul. C’est une nouvelle ou un petit roman, mais c’est de la prose en alsacien. Je me rends compte que quand je traduis de l’alsacien au français, je traduis traduttore traditore (traducteur, traître NDLR), le lieu commun. Mais “je suis une méchante femme”, ou “une femme méchante”, ça n’a pas la force de “Ich ben a beesi Frau”. Ça m’a renforcé dans l’idée que c’est une langue à part entière, donc pourquoi ne pas écrire de prose ? Mais ce que je suis en train d’écrire actuellement est en français, je ne veux pas me cantonner à l’alsacien.

Y a-t-il une nouveauté sur le feu ?

Les gens me disent parfois, tu travailles beaucoup ! Non, ce sont des rééditions ! (rires) Donc oui, j’écris une lettre à ma mère, qui est morte depuis longtemps. C’est un roman, j’ai déjà le titre, mais ils seront embêtés pour le ranger dans une catégorie. Le Vieux et la Méchante sont des cousins, ils ont le même format, curieusement l’un est dans théâtre, l’autre dans roman. Avec Kretz, on ne sait jamais !

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