C’est un peu comme l’Affaire Grégory, à Muhlbach-sur-Bruche. Un petit garçon est mort, il avait 3 mois, et tout le village s’est retrouvé la proie de la presse à sensation, même s’il n’avait pas été assassiné noyé dans la Bruche. Mais la mort de ce garçon est tout aussi dramatique et tout aussi sensationnelle. Les parents du bébé sont tous deux des journalistes connus, lui à Paris, elle à Strasbourg. Dès qu’ils réussissent à prendre quelques jours de congé en même temps, ils se retrouvent dans cette maison familiale de la vallée de la Bruche, une vieille bâtisse qu’ils ont envie de retaper. Ce samedi soir, ils doivent se rendre à une cérémonie officielle au Conseil de l’Europe, une bonne demi-heure de voiture. Ils demandent donc à la jeune fille de leurs voisins de passer la soirée chez eux pour garder le bébé. Ils la connaissent bien et elle est toute contente de ces quelques heures de baby-sitting. Un biberon est prêt en cas de pleurs, elle sait comment faire.
Lorsque les parents rentrent, le bébé dort, tout va bien, la jeune fille part chez elle. Mais dans la nuit, quelque chose de bizarre, le bébé ne cesse de vomir, il a une respiration hoquetée, il s’endort et se réveille brusquement, il pleure comme s’il souffrait. Le matin dans les bras de ses parents, le bébé est amorphe, coup de fil à un copain médecin qui recommande d’aller aux urgences à l’hôpital. En voulant changer la couche du bébé, la maman s’aperçoit qu’elle est mal mise ; il y a une couche sale dans la petite poubelle de la salle de bain, c’est la voisine qui a dû lui mettre une Pampers propre. À l’arrivée à l’hôpital, tout va très vite. Le bébé est bleu, il est mis sous réanimation intensive, il meurt. Que s’est-il passé ? Le médecin qui constate le décès retient l’obstacle médico-légal, et demande donc la conservation du corps. Un premier examen, qui sera confirmé par une IRM, indique un choc très violent, éventuel point de départ d’une enquête criminelle. Les parents sont de fait soupçonnés, mais de suite on comprend : la jeune fille, en changeant le bébé, l’a posé sur la table de la salle de bain, elle a ensuite cherché une couche, le bébé a bougé et est tombé, il ne pleurait pas, elle n’a rien dit « de peur de se faire gronder ».
Accident, négligence, le fait divers « de société » emballe les collègues des parents atterrés. Avant même les conclusions de l’instruction, le procès médiatique va bon train, « Chronique d’une négligence ordinaire », « La mort quotidienne des petits innocents ». Plus de cinquante journalistes au cimetière, « le Bébé de la Bruche » devient l’indécent feuilleton de la presse à sensation. On fustige l’irresponsabilité de la mère et la nonchalance du père, et l’on décrit les voisins frustrés… « Et si elle l’avait dit tout de suite, le bébé aurait-il été sauvé ? Trois spécialistes répondent, édition spéciale ». « Plainte contre la jeune voisine, est-elle responsable ? La justice en marche avec un maître du barreau ». Le battage des mots veut un coupable, le choc des photos veut la douleur. Trente années plus tard, j’ai revu le couple, le chagrin est toujours là et mon amie m’a dit tendrement : « quand on lange un bébé, on met le coussin par terre, sur le plancher ».
Ambroise Perrin