Elle a fait dix fois le tour du monde, elle a filmé, photographié, et écrit sur tous les pays ; elle avait fait ses études à Strasbourg, à l’école de journalisme. Elle a quitté son village sans se retourner, elle avait oublié ces jeux d’enfants où tout en étant éloigné hors de vue, on restait ensemble. Zellwiller n’est pas un trou perdu, même si le village est à la fin de la liste alphabétique des communes du canton. Peut-être est-ce le jour où la petite rivière, l’Andlau, fut enfermée dans des canalisations qu’elle décida de partir au loin et de suivre des fantômes dont la réalité n’était que dans son imagination. Le Zell de Zellwiller vient du latin Cella, la cellule de l’ermite, alors très peu pour elle.
Aux quatre coins du globe elle vit des merveilles. Peu lui importait ceux qui avaient de la fortune, du succès, de hautes situations. Et elle décrocha les prix les plus prestigieux, Pulitzer, Albert-Londres et la Légion d’honneur, pour des histoires qui étaient des moments insignifiants, un paysan en faillite, une vendeuse d’erythroxylacée, la coca, un boat-people de 6 ans, un mourant du sida, le soja en Argentine, un guérillero de la paix portoricain… Elle remonte aujourd’hui le village en flânant, elle n’est pas revenue depuis l’élection de Mitterrand ; « elle a disparu », avaient dit les gens il y a 40 ans. La journaliste s’arrête pour aborder cette vieille dame qui ne semble pas bavarde. Il faut savoir écouter et la dame toute courbée dans ses habits noirs parle ; à 18 ans, elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour, un jeune homme d’apparence cossue qui s’imaginait qu’elle le devinait et qui finit par épouser une vieille femme très riche. Ce fut un chagrin désordonné, raconte-t-elle, et trop boire fut la seule chose qui comptait, indifférente à l’avenir. Elle eut d’autres amours encore, mais le premier les lui rendait insipides, et elle vécut le reste de sa vie, plus de 60 ans, détachée de tout, ce qui était un acte de volonté suprême.
La vieillarde observe cette grande dame qu’elle vient de rencontrer, si aimable, si douce, et qui pose des questions du regard sans même prononcer une phrase. Oui, j’ai une fin de vie apaisée, dit-elle. J’ai voulu tout oublier et elle dresse une liste de petits bonheurs comme des rituels, le car pour aller en ville à la Foire des Quatre Vents, le messti et la barbe à papa, la chorale de l’église avec le nouveau curé, la bouchère dans le Citroën TUB le vendredi à 11h, le mariage du fils du maire où elle fut invitée. La journaliste aux dix tours du monde rêve de prendre sa retraite, de se reposer, de s’arrêter quelque part, là à Zellwiller où tout semble si calme et si tendre, et elle quitte précipitamment le village et cette vieille dame qui ne l’a pas reconnue. C’était sa maman.
Ambroise Perrin